CMIS – CONFÉRENCE MONDIALE DES INSTITUTS SÉCULIERS
CONGRÈS ET ASSEMBLÉE GÉNÉRALE

ASSISE – 23-28 juillet 2012

A l'écoute de Dieu "Dans le sillons de l'Historie":
la secularité parle à la consécration

 

  1. Message du Pape Benoît XVI. (transmis par le Cardinal Tarcisio Bertone, secrétaire d'État)
  2. Message du Préfet. (Cardinal João Braz de Aviz)
  3. Introduction au Congrès. (Ewa Kusz - présidente de la CMIS)
  4. La Consécration de Jésus. (Paolo Gamberini, SJ)
  5. Réflexion sur la constante tension d'être Chrétien. (Hanna-Barbara Gerl-Falkowitz)
  6. Comment être au service de l'Église comme laïcs et en tant que laïcs . (Pierre Langeron)
  7. Un nouveau modéle de sainteté comme fidélité à Dieu dans le monde. (Son Excellence Mgr. Gérald Cyprien Lacroix)
  8. Des langages nouveaux et une nouveau langage pour l'Eglise. (Dr. Ivan Netto)
  9. Comment notre vocation change quand le monde change et que nous changeons avec lui. (Piera Grignolo)
  10. Éléments pour une synthèse du congrès. (Giorgio Mario Mazzola)
  11. Statistiques sur les Instituts Seculiers.

SECRÉTAIRE D’ÉTAT

Cité du Vatican, le 18.07.2012

+Tarcisio Cardinal Bertone
Secrétaire d’État

 

Mademoiselle,

J’ai le plaisir d’envoyer aux membres des Instituts séculiers le présent Message du Saint-Père à l’occasion du Congrès qui se tient à Assise, organisé par la Conférence Mondiale des Instituts Séculiers sur le thème « A l’écoute de Dieu "dans les sillons de l’histoire": la sécularité parle à la consécration ».

Cette thématique importante met l’accent sur votre identité de consacrés qui, en vivant dans le monde la liberté intérieure et la plénitude de l’amour qui procèdent des conseils évangéliques, voit en vous des hommes et des femmes capables d’un regard profond et d’un bon témoignage de l’histoire. Le temps présent pose à la vie et à la foi des questions profondes, mais manifeste aussi le mystère de la nuptialité de Dieu. En effet, le Verbe qui s’est fait chair célèbre les noces de Dieu avec l’humanité de chaque époque. Le mystère caché depuis des siècles dans l’esprit du Créateur de l’univers (cf. Ep 3,9) et manifesté par l’Incarnation, est projeté vers l’accomplissement futur, mais déjà enraciné dans l’aujourd’hui, telle une force rédemptrice et unificatrice.

Au sein de l’humanité en chemin, animés par l’Esprit Saint, vous pouvez discerner les signes discrets et parfois cachés qui indiquent la présence de Dieu. Ce n’est que par la grâce, don de l’Esprit, que vous pouvez trouver sur les sentiers parfois tortueux des vicissitudes humaines la voie vers la plénitude de la vie surabondante. C’est un dynamisme qui contient, au-delà des apparences, le véritable sens de l’histoire selon le dessein de Dieu. Votre vocation consiste à habiter dans le monde en en assumant tous les poids et tous les désirs, avec un regard humain qui coïncide toujours plus avec celui de Dieu, dont naît un engagement original, particulier, basé sur la certitude que Dieu écrit son histoire de salut sur la trame des vicissitudes de notre histoire.

En ce sens, votre identité montre aussi un aspect important de votre mission dans l’Église: l’aider à réaliser son existence dans le monde, à la lumière des paroles du Concile Vatican II: « Aucune ambition terrestre ne pousse l’Église; elle ne vise qu’un seul but: continuer, sous l’impulsion de l’Esprit Consolateur, l’œuvre même du Christ, venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, pour sauver non pour condamner, pour servir non pour être servi.» (Gaudium et Spes, 3). La théologie de l’histoire est une partie essentielle de la nouvelle évangélisation, parce que les hommes du temps présent ont besoin de retrouver un regard d’ensemble sur le monde et sur le temps, un regard vraiment libre et pacifique (cf. Benoît XVI, Homélie prononcée pendant la messe pour la nouvelle évangélisation, 16 octobre 2011). Et le Concile nous rappelle que la relation entre l’Église et le monde doit être vécue sous le signe de la réciprocité, car ce n’est pas seulement l’Église qui donne au monde, contribuant à rendre plus humains les hommes et leur histoire, mais c’est aussi le monde qui donne à l’Église, de façon qu’elle puisse se comprendre mieux elle-même et mieux vivre sa mission. (cf. Gaudium et Spes, 40-45).

Au cours de votre session vous allez examiner l’aspect spécifique de la consécration séculière afin de comprendre comment la sécularité parle à la consécration, comment les traits caractéristiques de Jésus – chaste, pauvre et obéissant – revêtent dans votre vie une « visibilité » exemplaire et permanente dans le monde (cf. Exhortation apostolique Vita Consecrata, 1). Sa Sainteté souhaite indiquer trois domaines méritant votre attention.

En premier lieu, le don total de votre vie en réponse à une rencontre personnelle et vitale avec l’amour de Dieu. Vous qui avez découvert que Dieu est tout pour vous, vous avez décidé de tout donner à Dieu et de le faire d’une manière particulière : en restant laïcs parmi les laïcs, prêtres parmi les prêtres. Cela requiert une vigilance toute particulière afin que vos styles de vie manifestent la richesse, la beauté et la radicalité des conseils évangéliques.

En deuxième lieu, la vie spirituelle. Point ferme et indispensable, point de repère solide pour alimenter ce désir de vous unir en Christ, qui est le but de l’existence tout entière de chaque chrétien et en particulier de celui qui répond à l’appel de se donner entièrement. La mesure de la profondeur de votre vie spirituelle ne réside pas tant dans vos activités, bien que nécessaires à votre engagement, mais dans la capacité de rechercher Dieu dans le cœur de tout événement et de rapporter toute chose au Christ. Cela signifie « récapituler » toutes choses dans le Christ, comme le dit l’apôtre Paul (cf. Ep 1,10). L’histoire tout entière et toutes les histoires ne trouvent un sens et une unité que dans le Christ, Seigneur de l’histoire.

C’est donc dans la prière et dans l’écoute de la Parole de Dieu que ce désir peut se fortifier. C’est dans la célébration eucharistique que vous pouvez retrouver la racine vous permettant d’être le pain de l’Amour, rompu pour les hommes. C’est dans la contemplation, dans le regard de la foi éclairé par la grâce, que vous devez enraciner votre engagement à partager avec chaque homme et chaque femme les questions profondes que chacun se pose, pour édifier l’espérance et la confiance.

En troisième lieu, la formation. Celle-ci n’omet aucun âge, parce qu’il s’agit de vivre sa vie dans la plénitude, s’éduquant à la sagesse qui est toujours consciente de la centralité humaine et de la grandeur du Créateur. Vous devez rechercher les contenus et les modalités d’une formation qui fasse de vous des laïcs et des prêtres capables de se laisser interroger par les complexités du monde, de rester ouverts aux sollicitations venant de vos relations avec les frères qui croisent votre chemin, de s’engager dans un discernement de l’histoire à la lumière de la Parole de vie. Vous devez être disponibles pour construire, avec tous ceux qui recherchent la vérité, des parcours de bien commun, sans recourir à des solutions toutes faites et sans avoir peur des questions qui restent telles, mais toujours prêts à remettre votre vie en jeu, certains que si le grain de blé qui tombe en terre meurt, il porte du fruit en abondance (cf. Jn 12,24). Vous devez être créatifs, parce que l’Esprit apporte sans cesse des nouveautés; vous devez avoir des regards capables de construire l’avenir et d’enfoncer des racines solides dans le Christ notre Seigneur, pour pouvoir dire aux hommes du temps présent l’expérience d’amour qui est à la base de la vie de chaque homme. Vous devez embrasser avec charité les blessures du monde et de l’Église. Et vous devez surtout vivre une vie joyeuse et pleine, accueillante et capable de pardon, parce que fondée sur Jésus-Christ, Parole définitive d’Amour de Dieu pour l’homme.

En vous faisant part de ces réflexions, le Souverain Pontife assure votre Congrès et votre Assemblée de sa prière, invoquant l’intercession de la Bienheureuse Vierge Marie, qui a vécu dans le monde la parfaite consécration à Dieu dans le Christ, et accorde sa Bénédiction apostolique de grand cœur, à vous-même et à tous les participants.

En vous formulant mes meilleurs vœux, je profite de cette occasion pour vous exprimer ma profonde estime.


Note de la CMIS: le texte original est en italien.

 

CMIS – CONFÉRENCE MONDIALE DES INSTITUTS SÉCULIERS
CONGRÈS ET ASSEMBLÉE GÉNÉRALE

ASSISE – 23-28 juillet 2012
(Domus Pacis – Santa Maria degli Angeli, Assise – Italie)

A L’ÉCOUTE DE DIEU «DANS LES SILLONS DE L’HISTOIRE»:
LA SÉCULARITÉ PARLE À LA CONSÉCRATION

LES INSTITUTS SÉCULIERS ET LA COMMUNION ECCLÉSIALE

João Braz Cardinal DE AVIZ
Préfet de la CIVCSVA

 

Chers Consacrées et Consacrés laïcs et prêtres des Instituts séculiers,

Je suis heureux d’être parmi vous pour ouvrir ces journées pleines d’attente. Des journées où vous tiendrez d’abord votre Congrès, lieu d’écoute, de confrontation et d’élaboration, puis votre Assemblée. C’est un rendez-vous particulièrement important cette année puisque vous allez approuver vos nouveaux Statuts. Je souhaite, à ce propos, que le fait d’examiner de près les normes qui règlent votre parcours commun pour en dessiner les formes vous aide à vivre pleinement la communion, non pas pour effacer les différences, mais pour cheminer ensemble, chacun selon son rythme, dans le même sillon : celui de la sécularité consacrée. Ce n’est qu’à ce prix, parce qu’il s’agit certainement d’un parcours complexe, que des fruits pourront naître.

Ma présence ici exprime la communion qui lie la Conférence mondiale des Instituts séculiers au Saint-Père à travers la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique. Il s’agit de ce Sentire cum Ecclesia auquel l’Exhortation apostolique Vita Consecrata a consacré son paragraphe 46 dont je vais relire avec vous les premiers mots: « Une tâche importante est confiée à la vie consacrée, notamment à la lumière de la doctrine de l'Église comme communion, proposée par le Concile Vatican II avec tant de vigueur. Aux personnes consacrées, il est demandé d'être vraiment expertes en communion et d'en pratiquer la spiritualité, comme "témoins et artisans du projet de communion qui est au sommet de l'histoire de l'homme selon Dieu". Le sens de la communion ecclésiale, qui devient une spiritualité de la communion, encourage une façon de penser, de parler et d'agir qui fait progresser l'Église en profondeur et en extension. En effet, la vie de communion "devient un signe pour le monde et une force d'attraction qui conduit à croire au Christ [...]. De cette manière, la communion s'ouvre à la mission, elle se fait elle-même mission", ou plutôt "la communion engendre la communion et se présente essentiellement comme communion missionnaire».

Et je cite ici les paroles du Saint-Père Benoît XVI adressées à Mademoiselle Ewa Kusz, présidente du Conseil exécutif, envoyées par l’intermédiaire du Secrétaire d’État +Tarcisio Cardinal Bertone, et qui viennent d’être lues :

« Au cours de votre session vous allez examiner l’aspect spécifique de la consécration séculière afin de comprendre comment la sécularité parle à la consécration, comment les traits caractéristiques de Jésus – chaste, pauvre et obéissant – revêtent dans votre vie une « visibilité » exemplaire et permanente dans le monde (cf. Exhortation apostolique Vita Consecrata, 1). Sa Sainteté souhaite indiquer trois domaines méritant votre attention.


En premier lieu, le don total de votre vie en réponse à une rencontre personnelle et vitale avec l’amour de Dieu. Vous qui avez découvert que Dieu est tout pour vous, vous avez décidé de tout donner à Dieu et de le faire d’une manière particulière : en restant laïcs parmi les laïcs, prêtres parmi les prêtres. Cela requiert une vigilance toute particulière afin que vos styles de vie manifestent la richesse, la beauté et la radicalité des conseils évangéliques.


En deuxième lieu, la vie spirituelle. Point ferme et indispensable, point de repère solide pour alimenter ce désir de vous unir en Christ, qui est le but de l’existence tout entière de chaque chrétien et en particulier de celui qui répond à l’appel de se donner entièrement. La mesure de la profondeur de votre vie spirituelle ne réside pas tant dans vos activités, bien que nécessaires à votre engagement, mais dans la capacité de rechercher Dieu dans le cœur de tout événement et de rapporter toute chose au Christ. Cela signifie « récapituler » toutes choses dans le Christ, comme le dit l’apôtre Paul (cf. Ep 1,10). L’histoire tout entière et toutes les histoires ne trouvent un sens et une unité que dans le Christ, Seigneur de l’histoire.


C’est donc dans la prière et dans l’écoute de la Parole de Dieu que ce désir peut se fortifier. C’est dans la célébration eucharistique que vous pouvez retrouver la racine vous permettant d’être le pain de l’Amour, rompu pour les hommes. C’est dans la contemplation, dans le regard de la foi éclairé par la grâce, que vous devez enraciner votre engagement à partager avec chaque homme et chaque femme les questions profondes que chacun se pose, pour édifier l’espérance et la confiance.


En troisième lieu, la formation. Celle-ci n’omet aucun âge, parce qu’il s’agit de vivre sa vie dans la plénitude, s’éduquant à la sagesse qui est toujours consciente de la centralité humaine et de la grandeur du Créateur. Vous devez rechercher les contenus et les modalités d’une formation qui fasse de vous des laïcs et des prêtres capables de se laisser interroger par les complexités du monde, de rester ouverts aux sollicitations venant de vos relations avec les frères qui croisent votre chemin, de s’engager dans un discernement de l’histoire à la lumière de la Parole de vie. Vous devez être disponibles pour construire, avec tous ceux qui recherchent la vérité, des parcours de bien commun, sans recourir à des solutions toutes faites et sans avoir peur des questions qui restent telles, mais toujours prêts à remettre votre vie en jeu, certains que si le grain de blé qui tombe en terre meurt, il porte du fruit en abondance (cf. Jn 12,24). Vous devez être créatifs, parce que l’Esprit apporte sans cesse des nouveautés; vous devez avoir des regards capables de construire l’avenir et d’enfoncer des racines solides dans le Christ notre Seigneur, pour pouvoir dire aux hommes du temps présent l’expérience d’amour qui est à la base de la vie de chaque homme. Vous devez embrasser avec charité les blessures du monde et de l’Église. Et vous devez surtout vivre une vie joyeuse et pleine, accueillante et capable de pardon, parce que fondée sur Jésus-Christ, Parole définitive d’Amour de Dieu pour l’homme»
. (Secrétairerie d’État, lettre du 18.07.2012, n° 201.643).

C’est précisément sur la communion ecclésiale que j’aimerais m’attarder aujourd’hui avec vous. Non pas pour minimiser l’importance du thème spécifique de votre Congrès sur lequel vous allez réfléchir ces jours prochains, mais en quelque sorte pour dessiner le cadre, l’horizon dans lequel vous pourrez insérer vos réflexions.

Votre vocation n’a de sens que si elle part de son enracinement dans l’Église, parce que votre mission est la mission de l’Église. Dans la prière sacerdotale contenue dans l’Évangile de Jean, l’intensité de la relation entre le Père et le Fils ne fait qu’une avec la force de la mission d’amour. C’est en réalisant cette communion d’amour que l’Église devient un signe et un moyen d’opérer l’union intime avec Dieu et l’unité de tout le genre humain (cf. Lumen Gentium 1).

C’est en ce sens que Paul VI vous exhortait: « Ne vous laissez jamais surprendre ni même effleurer par la tentation, aujourd’hui trop facile, de croire qu’une authentique communion avec le Christ est possible sans une réelle harmonie avec la communauté ecclésiale gouvernée par les pasteurs légitimes. Vous vous tromperiez et vous vous feriez illusion. Que pourrait signifier un individu ou un groupe, même avec les intentions subjectivement les plus nobles et les plus parfaites, sans cette communion? Le Christ nous l’a demandée comme une garantie pour nous admettre à la communion avec Lui, de la même façon qu’il nous a demandé d’aimer notre prochain pour témoigner de notre amour pour Lui » (Paul VI, Allocution « Encore une fois » aux Supérieurs des Instituts séculiers, le 20 septembre 1972).

Et Benoît XVI vous a dit avec force: « L’Église a besoin aussi de vous pour parfaire sa mission... Soyez des semences de sainteté jetées à pleines mains dans les sillons de l’histoire ». Il n’y a pas de communion possible sans une ouverture continue à la mission, il n’y a pas de mission possible sans la communion. Ces deux aspects touchent le cœur vivant et palpitant de l’Église tout entière, lui permettant d’avoir une nouvelle lecture de la réalité, une recherche de sens, voire de solutions pour apporter une réponse, certes partielle, mais avec un cœur de plus en plus authentiquement évangélique.


Une autre considération m’a poussé à choisir ce thème, et c’est celle-ci: une des premières préoccupations dont on m’a fait part en tant que Préfet lors des rencontres avec les Instituts séculiers, c’est que « nous sommes peu ou mal connus au sein de l’Église ».

Le lien profond existant entre la connaissance et la communion me semble fondamental dans un double sens. Ce n’est que par la connaissance, qui signifie écoute, attention, syntonie du cœur, que peut naître la communion qui, à son tour et précisément parce qu’elle va au cœur de l’essentiel et améliore la capacité de rencontre, engendre une connaissance authentique.

Voilà pourquoi, sans m’arrêter sur la communion à l’intérieur de chaque Institut (argument qui mériterait une réflexion à part), je vais parler de plusieurs points inhérents à la communion ecclésiale. Et je le fais en partant du Document que la Sacrée Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers avait envoyé aux Conférences épiscopales après la réunion plénière tenue au mois de mai 1983.

En remontant aux origines de cette vocation, j’ai pu constater que dès le début, sous la nouvelle forme reconnue juridiquement par la Constitution apostolique Provida Mater, des réalités profondément différentes entre elles, surtout en raison de leur finalité apostolique différente, se sont fondues. Ce furent précisément les rencontres organisées par ce qui allait devenir la Conférence mondiale des Instituts séculiers qui permirent une connaissance réciproque – peut-on lire dans le document en question – amenant les Instituts à accepter la diversité (ce que l’on appelle le pluralisme), mais avec l’exigence d’établir les limites de cette diversité (Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers, Gli Istituti secolari: la loro identità e la loro missione [Les Instituts séculiers : leur identité et leur mission], 3-6 mai 1983 n. 4).

Cela me semble être un point fondamental. Je pense que cette œuvre d’accueil réciproque est toujours en cours et qu’il ne faut pas perdre de vue l’importance d’un approfondissement continu de ce parcours. Il en est de même pour une compréhension accrue de ce que ce document, comme nous venons de l’entendre, appelle les limites de cette diversité. Limites, ou aussi frontières, qui plongent leurs racines tant dans l’essence de l’Esprit qui renouvelle sans cesse la terre par des dons nouveaux, que dans la phase que traverse l’Église. Dans le contexte où nous vivons aujourd’hui, notamment dans la perspective de l’Année de la Foi décrétée par Benoît XVI à l’occasion du 50e anniversaire du Concile Vatican II, le peuple de Dieu, consacrés, prêtres, mais aussi pastoralistes, canonistes, tous sont appelés à collaborer pour construire ensemble des parcours nouveaux d’évangélisation et d’accompagnement pour l’homme du temps présent.

Vous comprenez bien qu’un tel discernement exige de vous une attitude fondamentale: ne pas avoir la prétention de connaître la véritable (et donc unique) identité d’un Institut séculier. Vous devez au contraire être disponibles pour pouvoir découvrir comment l’autre, avec sa propre spiritualité, sa propre mission et modalité de vie, décline la synthèse entre la consécration et la sécularité; comment, dans des milieux socioculturels et ecclésiaux différents, il est possible de manifester, d’une autre manière, l’originalité et l’unicité de votre vocation.

Ce n’est que par cette dynamique d’écoute et d’accueil, qui requiert un bon discernement, que vous vous sentirez plus riches parce que vous pourrez faire l’expérience de la grandeur de Dieu qui, pour manifester son grand amour au monde, ne s’enferme pas dans nos petits parcours, mais sait au contraire susciter des réponses. Celles-ci peuvent parfois nous paraître extravagantes, mais elles ont certainement quelque chose à dire et à donner à la vie de chacun. C’est donc en partant de ce qui vous unit que vous pourrez vous confronter non seulement sur les différences, mais aussi sur les défis sans cesse nouveaux que le monde vous lance, vous qui êtes appelés à vivre votre vie sur une « terre de frontière ». Face à des problématiques nouvelles vous êtes appelés à rechercher des parcours nouveaux exprimant l’actualité de votre mission, toujours prêts à les remettre en discussion, dans la confrontation, quand les temps et les lieux exigent des élaborations nouvelles.

Je pense à une des questions qui m’ont été posées lors de ma rencontre avec la Conférence polonaise des Instituts séculiers tenue au mois de novembre 2011. Cette question concernait le besoin, pour le membre d’un Institut séculier, d’être discret au sujet de sa vocation. Plus qu’une réponse, c’est une invitation que j’ai faite aux Instituts séculiers à se confronter, au sein de chaque Institut et entre eux, sur les motivations d’une telle discrétion et à se demander ceci : « Pourquoi en a-t-on ressenti le besoin ? Que veut-on dire à l’Église et au monde ? » Les réponses peuvent être différentes d’un Institut à l’autre, d’une nation à l’autre et d’une époque à l’autre, mais pour vérifier l’actualité et l’efficacité d’un outil il faut toujours partir du fondement, de la valeur qu’il veut réaliser et exprimer.

Je crois que c’est là une méthode à envisager pour acquérir une connaissance capable de conduire vers la communion et qui naît de la communion.

Il faut donc s’écouter réciproquement, sans idées préconçues, tant à l’intérieur des Instituts que sur les lieux propres à la confrontation, pour atteindre un but qui, vous le savez très bien, n’est qu’une étape sur le chemin de l’Esprit !

Sachez que, pour ce faire, vous n’êtes pas seuls: l’Église, à travers les paroles des Souverains Pontifes et le service de la Congrégation que je représente ici, vous accompagne.

Et je voudrais vous parler d’un autre aspect, à savoir la communion avec l’Église locale. Je cite les paroles du bienheureux Jean-Paul II, prononcées à la fin de la réunion plénière susmentionnée : « Si les Instituts séculiers se développent et se fortifient, même les Églises locales en tireront profit ».

S’ensuit une double invitation adressée aux Instituts et aux Pasteurs: tout en respectant leurs caractéristiques, les Instituts séculiers doivent comprendre et assumer les urgences pastorales des Églises locales, et encourager leurs membres à participer avec attention aux espoirs et aux difficultés, aux projets et aux préoccupations, aux richesses spirituelles et aux limites, en un mot : à la communion de leur Église concrète.

En outre, les Pasteurs doivent veiller à reconnaître et à demander leur apport conformément à leur nature propre. Une autre responsabilité incombe aux Pasteurs: offrir aux Instituts séculiers toute la richesse doctrinale dont ils ont besoin. Ils veulent faire partie du monde et anoblir les réalités temporelles en les ordonnant et les élevant afin que tout conduise vers le Christ en tant que chef (cf. Ep l, l0). C’est pourquoi il faut donner à ces Instituts toute la richesse de la doctrine catholique sur la création, l’incarnation et la rédemption afin qu’ils puissent embrasser les desseins savants et mystérieux de Dieu sur l’homme, sur l’histoire et sur le monde.

Il faut impérativement se poser aujourd’hui cette question: où en est ce parcours ?

Naturellement je m’adresse ici à vous en vous invitant à faire une réflexion sur le chemin que vous avez parcouru. Mais c’est une question qu’il faut poser aussi aux Pasteurs, invités à favoriser parmi les fidèles une compréhension non pas approximative ou accommodante, mais exacte et respectant les caractéristiques qui qualifient … cette vocation difficile, mais belle (ce sont encore des paroles adressées par le bienheureux Jean-Paul II à la réunion plénière).

La communion dont nous parlons, ne l’oublions jamais, est un don de l’Esprit Saint, qui crée l’unité dans l’amour et dans l’acceptation réciproque des différences. Avant de programmer des initiatives concrètes au niveau de la communication et des structures, il faut promouvoir une spiritualité de la communion car sans cheminement – réitérait clairement le bienheureux Jean-Paul II – ne nous faisons pas d’illusions, les moyens extérieurs de la communion serviraient à bien peu de chose. Ils deviendraient des façades sans âmes, des masques de communion plus que ses expressions et ses chemins de croissance. (Novo millennio ineunte, n° 43).

Chacun d’entre vous doit se sentir interpellé, en tant qu’individu, en tant qu’Institut et en tant que Conférence, à trouver les outils et les modalités nécessaires pour réaliser dans l’histoire l’idéal de la pleine communion ecclésiale exposée dans de nombreux documents de l’Église.

Là aussi, une attitude est prioritaire: ne cédez jamais à la tentation de renoncer. Il peut parfois arriver que vos tentatives ne portent pas de fruits et que vous n’avanciez pas : même dans ce cas, n’abandonnez pas votre objectif ! Ne vous arrêtez pas devant les échecs, mais tirez-en une force nouvelle pour développer votre créativité ; sachez passer du ressentiment à la disponibilité, de la méfiance à l’accueil ! Portez les blessures infligées à la communion ecclésiale dans votre prière, assumez vos responsabilités avec vérité, tentez l’impossible et, dans le discernement, reprenez le chemin escarpé qui conduit vers la communion !

Au mois de mars de cette année, nous avons tenu au siège de la Congrégation une réunion entre les Supérieurs et le Conseil de la CMIS, au cours de laquelle le Conseil a soumis quelques sujets à affronter ensemble concernant trois thématiques subdivisées comme suit : la connaissance réciproque ; les critères de discernement de l’identité des Instituts séculiers ; le rôle de la CMIS.

En tant que Dicastère, nous avons écouté très volontiers la proposition concernant une modalité possible de mise en place: que cette Assemblée choisisse le premier aspect devant faire l’objet d’une réflexion commune; qu’elle désigne les interlocuteurs avec le Dicastère, et surtout qu’elle décide de la manière dont les Instituts peuvent participer à la réflexion. Voilà un exemple de communion ecclésiale que nous sommes en train de construire!

Je vous adresse enfin une autre invitation: soyez les promoteurs de la communion avec les autres expressions de la vie consacrée et les autres réalités ecclésiales qui partagent certains côtés de votre identité ou de votre mission. Je pense aux autres formes de vie consacrée qui, comme vous, observent les conseils évangéliques dans le sens canonique. Je pense aux associations et aux mouvements qui, comme vous, exercent une présence évangélique dans le monde, tout en conservant une mission et un style de vie profondément différents. C’est une proposition qui pourrait vous sembler audacieuse, mais qui est suggérée par votre vocation même, qui vous amène à faire l’expérience de la diversité au sein de vos Instituts et qui fait de votre existence un laboratoire de dialogue.

Préparez-vous à connaître ces réalités et surtout à vous faire connaître d’elles: vous n’avez rien à prouver, vous devez seulement montrer la beauté de la vocation qui, conjointement avec celle de nombre de vos frères et sœurs, est l’expression de la richesse et de la vivacité de l’Amour trinitaire. Cet Amour surprenant et créatif, qui dépasse notre capacité d’imagination et qui fait de l’Église un merveilleux jardin où la multitude de fleurs et de plantes permet à chaque homme de trouver et d’expérimenter, dans la variété des parfums et des couleurs, la profondeur et la joie d’une vie pleine et bonne.

NB.: Je remercie Daniela Leggio, officiel de la CICSVA, qui m’a aidé dans la recherche de documents sur les Instituts séculiers.


Note de la CMIS: le texte original est en italien.

 

Ewa Kusz
Presidente CMIS

Vous venez de divers pays, et les situations culturelles, politiques et également religieuses dans lesquelles vous vivez, vous travaillez et avancez dans l’âge sont différentes. Dans toutes ces situations, soyez des chercheurs de la Vérité, de la révélation humaine de Dieu dans la vie. Il s’agit, nous le savons, d’une longue route, dont le présent est tourmenté, mais dont l’issue est certaine. Annoncez la beauté de Dieu et de sa création. A l’exemple du Christ, soyez obéissants à l’amour, soyez des hommes et des femmes doux et miséricordieux, capables de parcourir les routes du monde en ne faisant que le bien. Que vos vies placent les Béatitudes en leur centre, contredisant la logique humaine, pour exprimer une confiance inconditionnée en Dieu qui désire le bonheur de l’homme. L’Église a également besoin de vous pour que sa mission soit complète. Soyez des semences de sainteté, jetées à pleines mains dans les sillons de l’histoire. Enracinés dans l’action gratuite et efficace avec laquelle l’Esprit du Seigneur guide les événements humains, puissiez-vous donner des fruits de foi authentique, en écrivant avec votre vie et avec votre témoignage des paraboles d’espérance, en les écrivant avec les œuvres suggérées par „l’imagination de la charité” (Jean-Paul II, Lettre apostolique Novo millenio ineunte, no 50) .

J’ai cité ces paroles de Benoît XVI de 2007 car elles ont été source d’inspiration pour le sujet du Congrès que nous commençons. Le voilà: A l’écoute de Dieu „dans les sillons de l’histoire”: la sécularité parle à la consécration.

Mon introduction au Congrès et à sa thématique, sera divisée en deux parties. Tout d’abord, je vais présenter – rappeler à certains – les statistiques concernant les Instituts séculiers. Je vais profiter ici d’une étude préparée par la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique dans la revue „Sequela Christi” de 2011. Dans le deuxième temps, j’essairerai de vous introduire dans la thématique du Congrès que je viens d’évoquer.

1. [STATISTIQUES]

2. Introduction dans la thématique du Congrès

Il est bien de voir le contexte ecclésial dans lequel se déroule ce IXe Congrès International des Instituts séculiers et l’Assemblée générale qui le suit. Bientôt, dès 7 au 28 octobre 2012, aura lieu la XIIIe Assemblée générale ordinaire du Synode des évêques, consacrée à „la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne”. Au cours de ce Synode, le 11 octobre, commencera l’Année de la Foi, annoncée par le Pape Benoît XVI pour la commémoration du 50e anniversaire de l’ouverture du Concile œcuménique Vatican II et le 20e anniversaire de la la publication du Catéchisme de l’Église catholique. La thématique de notre Congrès s’inscrit dans ces événements qui mettent en relief la primauté de la foi dans la vie de chaque chrétien, la primauté vécue et réalisée dans les lieux de la vie et du travail. Cela invite à s’attarder sur la question concernant l’état de notre foi, sur le comment dans le monde d’aujourd’hui être témoin de l’Évangile, et à se mettre à l’écoute, avec attention et préoccupation, voire une certaine fascination, de tout ce que Dieu nous dit à travers ce monde „actuel”. C’est Assise qui nous invite aussi à une telle réflexion dans le climat de la préoccupation pour la foi et pour l’ouverture au monde créé et racheté par l’Amour. Assise – c’est là où Saint François est né et où il attend la résurrection – ne cesse d’apporter le souffle frais de l’Évangile dans l’Église et dans la société.

Primauté de la foi

Nous devons nous poser la question: pourquoi sommes-nous dans le monde? Pourquoi cet aspect-là de notre vie est un élément essentiel de notre vocation? Nous formulons cette question non parce qu’en existant sur cette terre nous n’avons pas d’autre issue mais parce que le monde et le fait d’y être constituent pour nous une valeur et une tâche. Le Pape Benoît XVI dans Motu Proprio Porta fidei (6) indique entre autres cette tâche du chrétien: „par leur existence elle-même dans le monde les chrétiens sont en effet appelés à faire resplendir la Parole de vérité que le Seigneur Jésus nous a laissée”. On peut en conclure qu’il n’y a d’autre raison pour être dans le monde, au milieu du monde, que d’entreprendre sans cesse et de plus en plus pleinement „une conversion authentique et renouvelée au Seigneur, unique Sauveur du monde” (ibid).

Cela entraîne de nouvelles questions pour notre réflexion: dans le contexte de la primauté de la foi, comment donc doit être notre consécration au milieu du monde?

Nous admettons qu’elle doit être selon le modèle du Christ qui a été envoyé par le Père pour que le monde soit sauvé (cf. Jn 3, 17). Le sujet de la consécration de Jésus dans le monde et pour le monde sera débattu dans la première conférence par un théologien italien, prof. Paolo Gamberini SJ.

Essayons maintenant de réfléchir un moment sur un mode concret d’être dans le monde. Notre réflexion est entamée par une question:

Le monde chrétien ou le chrétien dans le monde?

La distinction entre la conception de l’Église qui s’efforce à construire un monde chrétien et celle de l’Église qui se concentre sur ce que dans ce monde soient présents des chrétiens authentiques et saints, n’est pas un jeu de langue ni une exercice théorique. La réponse à cette question: laquelle de ces deux conceptions nous acceptons comme la nôtre et dans laquelle nous nous engageons, change totalement le mode d’existence de l’Église dans le monde d’aujourd’hui et provoque des conséquences importantes pour notre vocation des laïcs consacrés.

Pendant plus de dix siècles on a essayé de construire en Europe un monde chrétien. Ce processus a été entamé par l’édit de Milan qui reconnaissait le christianisme comme religion de l’Empire romain. Cette tendance qui unissait la religion avec le pouvoir, une sorte d’alliance entre le trône et l’autel, semblait alors évidente: comme en fait le salut est le bien suprême, il fallait faire tout pour qu’il soit accessible à chacun. Un certain fruit de cette manière de penser était un principe qui régnait pendant les siècles dans de nombreux pays européens – cuius regio eius religio. Exister à l’extérieur de l’Église équivalait exister à l’extérieur de la communauté locale; il y avait des lieux et des périodes où le pouvoir laïc sauvegardait les principes prêchés par l’Église et veillait à ce qu’ils soient mis en œuvre par les sujets. Autrement dit, d’une façon incontestée on pratiquait quelque chose qu’on peut comparer à ce qui se passe aujourd’hui dans de nombreux pays islamiques.

Le désir saint de salut universel, uni à un désir moins saint ou même un postulat que les normes et les principes ecclésiaux soient sauvegardés par la loi d’État, le désir de construire un monde chrétien reste toujours présent et ne fait pas partie d’une seule culture, d’un seul continent ni d’un groupe particulier dans l’Église. Maintes fois il traverse aussi nos désirs car dans son essence même il semble juste car il est étroitement lié au désir de salut, donc d’un bien suprême, pour autrui, pour la société, pour la nation… Pourtant parfois l’objectif semble se confondre avec la méthode. Non seulement nous voulons de force sauver tout le monde mais en plus, nous le faisons d’une seule façon, la meilleure à notre avis. Les désirs d’une personne concrète perdent leur importance – nous savons mieux que l’autre de quoi a-t-il besoin – car il est perdu et il ignore ce qui est bon pour lui. Il faut non seulement le lui dire mais il faut organiser sa vie dans sa patrie terrestre d’une telle manière qu’il n’ait aucune possibilité de s’égarer. Plus d’une fois nous adoptons l’attitude d’un parent par rapport à un petit enfant ou d’un tuteur d’une personne à conscience limitée, en oubliant que nous avons devant nos yeux une personne adulte, consciente d’elle-même. Une personne qui a son propre temps et son propre processus de mûrissement, parfois bien différent du nôtre. Dans son amour patient, Dieu attend, et nous? Ce que nous essayons d’exiger aussi à l’intérieur de la communauté de l’Église, est parfois aussi un ensemble de pratiques religieuses, une formation fixée d’une façon très rigide, etc. dans nos instituts. Cela peut être aussi une liste de comportements, de principes moraux et sociaux „qui seuls sont justes” et qui doivent obliger tout le monde, indépendamment du fait si les autres se déclarent comme croyants, et que nous essayons exiger (verbalement ou non) dans nos milieux du travail ou dans notre entourage.

La conception du monde chrétien ainsi conçue et réalisée, perd la personne, sa liberté et sa relation personnelle avec Dieu. L’apartenance à un groupe chrétien et même à un institut séculier, l’observation des règles, la récitation de nombreuses prières ne fait de personne un chrétien, elle le fait uniquement membre d’un groupe social ayant des principes, normes, pratiques et structure déterminés.

Ce qui fait que nous sommes ou devenons chrétiens, c’est un lien réel avec le Christ, un lien assumé et approfondi de nouveau chaque jour. C’est ce lien qui construit l’identité chrétienne et qui à son tour suscite des attitudes chrétiennes concrètes dans lesquelles on peut trouver un dénominateur commun – la réalisation du commandement de la charité. L’objectif n’est pas donc de s’efforcer à ce que la loi dans toutes ses manifestations autour de moi soit „chrétienne”, qu’elle aide moi-même et les autres à observer les valeurs évangéliques. Ce qui compte, c’est que nous, les croyants, et d’autant plus nous en tant que membres des instituts séculiers, soyons chrétiens. C’est un chrétien qui observe les principes résultant de l’Évangile, en vit dans la communauté et en témoigne dans la société car ces principes constituent pour lui une valeur, il veut en fait imiter le Christ, être tout près de Lui. Bien sûr, un chrétien désire attirer tous les autres à imiter le Christ, mais il le fait de la même manière que Jésus Lui-même: „si tu veux…”, „viens voir…”.

Il est significatif que Benoît XVI le 28 août 2011 dans son homélie adressée aux participants d’une rencontre de ses anciens étudiants, concentrée autour du sujet de la nouvelle évangélisation, a jugé nécessaire de donner un témoignage clair de sa foi, un rayonnement de la foi. Et pour donner un témoignage de la foi, on commence non pas par la parole, la proclamation, mais par l’écoute et la compréhension de la situation de l’homme dans le monde d’aujourd’hui, de son langage et de sa recherche, de sa faim de Dieu et de la manière dont cette faim s’exprime. Il n’existe pas une écoute sans attention portée vers la personne, vers le monde, sans entrer, à l’exemple de l’Incarnation, dans ce monde, pour partager avec lui tout ce qui est humain sauf le péché, pour partager ses soucis et ses espoirs. Et cela porte une tension. Madame le professeur Hanna Barbara Gerl-Falkovitz va parler de de la vocation du chrétien dans le monde, de cette tension constante inscrite dans le fait d’être chrétien(ne).

Si ce n’est pas un monde chrétien, comment donc répondre aux appels de la nouvelle évangélisation? Comment porter l’Évangile au monde qui est le lieu de la réalisation de notre vocation?

L’homme – la route de l’Église

La réponse la plus simple me semble celle donnée par le bienheureux Jean-Paul II dans sa première encyclique, Redemptor hominis: l’homme est la route de l’Église. Aussi bien celui qui, comme frère aîné de la parabole du fils prodigue, reste toujours avec le Père mais n’est pas capable de se réjouir du retour de son frère, que le plus jeune, qui est parti chercher ses propres chemins et qui avait besoin de temps pour revenir (cf. Lc 15, 11-32). L’un et l’autre, chacun a besoin d’une attention différente du Père, d’une approche différente, d’une préoccupation différente, d’un accompagnement différent. Dans un monde chrétien tel qu’il avait été façonné, le plus jeune n’aurait pas trouvé une place pour lui. Même s’il était retourné de ses propres forces, ayant payé un prix amer pour son éloignement. Il semble qu’il resterait stigmatisé pour toujours par son histoire du départ et de l’égarement. Notre vocation nous dirige justement vers ces gens-là, qui restent au dehors des structures de l’Église; elle nous indique des lieux de rencontres „sur les parvis des Gentils”. Le Pape Benoît XVI nous le rappelle assez souvent et le cardinal Gianfranco Ravasi, Président du Conseil pontifical pour la culture, le promeut.

Il nous semble parfois que l’Église dans sa dimension hiérarchique, tournée vers des mouvements ecclésiaux ou de nouvelles communautés, expansifs et très dynamiques, semble oublier les instituts séculiers ou bien les sous-estime. Il semble que c’est une autre manière d’évangéliser ou de partir sur les routes du monde pour annoncer le Christ qui est „à la mode”, car elle semble attirer ce qui est impressionnant, apprécié comme succès au niveau du rayonnement. Nous devrions nous réjouir que le bon Dieu suscite dans l’histoire de différents charismes qui ont pour but le renouveau de l’Église. A nous appartient la fidélité à notre vocation plongée dans le mystère de l’Incarnation. Je vais faire une courte digression personnelle. Au mois de février de cette année j’ai participé à un colloque international Verso la guarigione e rinnovamento, consacré aux abus sexuels dans l’Église. Un moment fort c’était une célébration pénitentielle pour les péchés des abus par rapport aux victimes. Elle a commencé par la contemplation du mystère de l’Incarnation. Dans l’église St Ignace à Rome, dans l’obscurité, avec l’accompagnement d’une belle musique, nous avons pu regarder des diapos: la beauté du monde, de la création, et ensuite la destruction: guerres, dommage, douleur, souffrance. Un regard sur le monde plein de tensions, regard/invitation à entrer dans la perspective de la Très Sainte Trinité, terminé par l’envoi de Jésus au monde, tellement aimé de Dieu. On peut dire que telle est la source qui définit notre mode de vie, quand nous disons après Isaïe: „Me voici, envoie-moi”, envoie-moi dans tel ou autre endroit tout simplement pour être chrétien là-bas, être un homme qui imite le Christ.

Voilà notre chemin: accueillir le monde non comme un danger à surmonter mais comme un lieu du témoignage chrétien, pour „interroger” – qu’est-ce que la laïcité du monde dit à notre consécration? L’accueil du monde compris d’une façon positive, comme lieu de témoignage, résulte de l’accueil de la vérité évangélique que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde, que nous sommes encore en train de cheminer vers le lieu où nous verrons Dieu face à face. Le Royaume et la royauté de Dieu n’est pas une utopie à réaliser sur cette terre. Cette perspective eschatologique permet de voir que les temps où nous vivons ne constituent pas un danger particulier pour le christianisme, un danger pour l’Église, mais ils sont pour elle un défi, une chance, une épreuve de la foi et de la fidélité à notre Maître et Seigneur.

Si donc ils sont un défi, une chance, alors cela vaut la peine de se mettre à l’écoute de ce que le monde nous dit: des défis qu’il nous présente, de ce qu’il nous enseigne. Les représentants des instituts séculiers dans leurs conférences essaieront de considérer quatre sujets qui nous ont semblé importants. Les voilà: le modèle nouveau de la sainteté, présenté par l’archévêque Gerald Cyprien Lacroix, primat du Canada; qu’est-ce que cela veut dire : être un laïc dans l’Église – …… de France; de nouveaux modèles de communication – Ivan Netto d’Inde et comment la vocation change quand le monde change – Paola Grignolo d’Italie.

A titre de conclusion

Quelqu’un a dit que „La prophétie ce n’est pas l’abandon de la réalité pour aller vers un ciel mystique et sacré, vers un avenir mythique qui reproduit les illusions de l’idéologie. Selon l’enseignement des prophètes bibliques, la prophétie c’est la fidélité par rapport à l’histoire, quand en même temps on appuie ses pieds sur les chemins terrestres, même si ces pieds devaient se salir à cause de la poussière. La prophétie c’est rester enfants de sa propre époque, société, culture, dans lesquelles on reste plongé pour devenir géniteurs d’une génération nouvelle qui n’est pas enchantée par le moment – non pas à cause d’une inadaptation ou d’une révolte mais à cause de sa capacité de recréer ce moment. L’Incarnation qui constitue le cœur du christianisme c’est la croix fixée dans la terre de l’histoire pour reconstruire la rupture entre la transcendance et l’immanence, entre le temps et l’éternité, entre l’espace et l’infini, et renouer ainsi une nouvelle rencontre entre l’homme et Dieu” (p. 112).

Je souhaite donc à chacun d’entre nous qu’il devienne prophète – enfant de sa propre époque, devenant géniteur d’une génération nouvelle.


Note de la CMIS: le texte original est en polonais.

 

LA CONSÉCRATION DE JÉSUS

Père Gamberini

 

Le mot « sacré » dérive du latin sacer, dont la racine semble pouvoir se rattacher à l’accadien saqāru (« barrer, interdire »). En grec, la pléiade des significations tourne autour des termes ἅγιος (grandeur, transcendance et séparation du divin), ίερόϛ (hommes ou objets marqués de manière privilégiée par l’influence divine). Leur racine indoeuropéenne sac, sak, sag signifie attacher, adhérer, captiver. Il en ressort le sens d’une réalité captivée, liée à la divinité. L’étymologie suggère que ce terme peut contribuer à définir un lieu, un objet, un rôle (prêtre) ou un acte ritualisé (sacrifice, consécration) qui sont « sacrés » car ils signifient à la fois inclusion/union et exclusion/séparation. Donc, le sacré unit et sépare en même temps.

Dans le mot « consécration » apparaît le mot « sacré » : en effet, « consécration » signifie rendre sacré, unir une réalité profane donnée à la sphère de ce qui est « sacré ». Ce sens apparaît aussi dans un autre mot toujours rattaché à cette sphère du sacré qu’est le sacrifice : sacrum facere, rendre sacrée une réalité donnée à travers son élimination ou son anéantissement pour permettre une communion avec la divinité et la sphère du sacré. Les termes sacré, consacrer, sacrifice, sacerdoce, sacellum expriment tous la même dynamique. Dans la consécration une réalité non sacrée que nous appelons profane (ce qui est devant le fanum, à savoir le temple) est plus ou moins intimement liée à la sphère de la divinité, avec son mystère.

Le sacré est une structure essentielle de la religiosité, du moment que l’expérience humaine de Dieu est nécessairement médiate, c’est-à-dire obligée de passer par quelque chose qui n’est pas Dieu, et ce quelque chose devient, par conséquent, évocateur du divin, sacré, différent, séparé de l’usage profane, objet de respect, de vénération et de crainte. Pour entrer en contact avec le divin l’homme tire de sa vie – à savoir du monde profane – des gestes, des personnes, des espaces et des temps, et leur donne une valeur symbolique, les considérant comme le lieu privilégié de la rencontre avec le divin. C’est ainsi que se forme le cadre du sacré, que nous trouvons dans toute les religions. L’homme considère comme « sacré » le lieu, le temps et la personne où il fait l’expérience du divin. C’est en raison de cette médiation symbolique que la réalité choisie pour faire une médiation avec le divin y est assimilée et fait elle aussi l’objet de respect et de vénération (généralement en opposition au profane).

Le sacré concerne tout spécialement la religion. Il faut privilégier le sens donné par Lattanzio (cf. Divina Institutiones, IV, 28). La religion nous parle d’un lien étroit (le religare) entre l’homme et Dieu. En préparant la grammaire du religare (relier l’homme et Dieu, et les hommes dans une communauté de foi) le sacré ordonne et prépare les raisons du séparer et de l’ôter. Séparer et tollere (ôter) : celui qui ne partage pas la dimension du sacré à laquelle se réfère une communauté reste séparé de cette communauté. Des règles et des comportements de « pureté » et d’« impureté » expriment la grammaire du sacré.

Dans le domaine de la philosophie de la religion, de la science des religions, des sciences bibliques et de la théologie systématique, le terme « sacré » désigne tout ce qui est vénéré par l’homme comme indisponible, ressenti comme une puissance dont les hommes dépendent entièrement. Les expériences religieuses du sacré peuvent revêtir les formes les plus diverses, mais se résument principalement en deux formes opposées : le sacré peut être compris de manière bouleversante et imprévisible (tremendum), tel qu’il est exprimé dans les témoignages bibliques, surtout dans les récits des théophanies, où l’épouvante soudaine et les illuminations fulgurantes révèlent l’aspect numineux du divin, présent en particulier dans l’expérience de la mort ; ou expérimenté de manière attrayante et captivante (fascinans) comme dans le vent et dans l’expérience de l’amour .

Cette duplicité de l’expérience du sacré est présente également dans la révélation biblique. D’un côté la sainteté de Dieu, avec ses attributs de transcendance, d’ineffabilité et d’indisponibilité fait en sorte que l’homme est mû par la crainte et le tremblement à son égard car Il est loin de lui. De l’autre côté, cette sainteté est rattachée à ce qui n’est pas divin – au prophète, au consacré, à l’homme en général – avec miséricorde, lui pardonnant sa faute, et ce dernier se sent amoureusement attiré par Lui. Nous trouvons cette double expérience aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, même s’il faut constater que l’expérience que Jésus fait du sacré constitue un dépassement décisif de son ambiguïté latente. Cette nouveauté n’a pas toujours été reconnue et assumée de manière conséquente par les textes du Nouveau Testament et est encore moins devenue une pratique ecclésiale.

En effet, dans le Nouveau Testament nous retrouvons les deux caractéristiques fondamentales de la révélation de Dieu dans l’Ancien Testament : d’un côté le Dieu à la volonté incompréhensible et terrible, qui trône dans une lumière inaccessible (Hé 10,31 ; 1P 5,6 ; 1 Tm 6,16), punitif, vindicatif, défenseur et justicier suprême; de l’autre côté le Dieu-Abba, qui donne la vie, le pardon et l’amour, qui n’aime plus seulement les bons et punit les méchants, mais qui aime tous les hommes, parce que tous sont ses créatures de manière égale (Mt 5,45) : une image de Dieu qui scandalise le monde religieux de Jésus.

L’expérience singulière que Jésus fait de Dieu se situe au sommet tant de l’Ancien que du Nouveau Testament. En lui, le sacré est redéfini et libéré de ses ambiguïtés : les réalités fondamentales de la religion hébraïque, mais aussi de toute religion en tant que telle, comme le sacrifice et la compréhension de ce qui est sacré sont interrompues et revécues par Jésus à partir de sa consécration. Je vais donc reprendre les points centraux de ce parcours christologique : le baptême, le ministère prépascal et la passion-mort.

1. Le baptême

Les Évangiles narrent cet événement de la vie de Jésus sous forme d’un midrash chrétien, genre littéraire propre à l’Ancien Testament, qui nous donne une interprétation de l’identité de Jésus. Ce midrash a pour but de répondre à l’embarras des premiers chrétiens qui voyaient dans le baptême dans le Jourdain une subordination de Jésus à Jean-Baptiste et la constatation que Jésus avait eu Lui aussi besoin de pardon et de conversion.

Nous pourrions nous demander pourquoi Jésus avait décidé de se faire baptiser par Jean. Il est raisonnable d’affirmer tout d’abord que Jésus avait été frappé par l’annonce de Jean-Baptiste et par son invitation à la pénitence et à la conversion pour le pardon des péchés. Nous devons donc essayer de comprendre si le baptême de Jésus, en tant que baptême de pénitence, implique que Jésus avait des raisons de se repentir. S’il en était ainsi, cela signifierait que Jésus était conscient de son péché.

Le geste de Jésus révèle la manière dont Dieu choisit d’être parmi les hommes : être avec. Jésus ne se limite pas à se pencher sur les pécheurs : il est avec eux. Précisément parce qu’il est sans péché, sa solidarité avec l'humanité pécheresse est totale .Parce qu’il « est avec » les pécheurs, Jésus vit de l’intérieur, sans commettre leur péché. Jésus peut prendre le péché sur Lui parce qu’il est sans péché. Cela signifie que la solidarité de Jésus avec le pécheur est telle qu’il s’identifie comme pécheur (cf. 2Co 5,21). Le baptême de Jésus est paradigmatique, parce qu’il nous aide à comprendre les éléments constitutifs de sa consécration.

La « consécration » vise à unir une réalité profane donnée à la sphère du « sacré », cette dernière étant une dynamique à la fois d’exclusion/séparation et d’inclusion/union. Par la reconnaissance phénoménologique du baptême de Jésus, nous constatons que le moment d’exclusion/séparation est absent. Jésus s’identifie aux pécheurs : pleine solidarité avec cette réalité profane, voire dé-sacralisante, qu’est le monde du péché et de l’impureté. Jésus est « avec les pécheurs » de manière non religieuse. Il n’y a pas de rejet du monde des pécheurs, mais une manière profonde d’être proche et solidaire.

L’ouverture du ciel dans la scène du baptême (cf. Matthieu et Luc) et la descente de l’Esprit indiquent le mouvement d’identification de la sphère du sacré à Celui qui est à son tour identifié aux pécheurs. « Or comme tout le peuple était baptisé, Jésus, baptisé lui aussi, priait ; alors le ciel s’ouvrit : l’Esprit Saint descendit sur Jésus sous une apparence corporelle, comme une colombe, et une voix vint du ciel : ˮTu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendréˮ » (Lc 3,21-22). Dans cette théophanie baptismale, l’évangéliste nous révèle que le noyau profond de l’expérience religieuse de Jésus n’est pas tant une décision ou un commandement que le fait de se sentir généré par un amour reçu précédemment.

2. La consécration prépascale

Pendant un certain temps, non seulement Jésus baptisait, mais prêchait aussi l’annonce de Jean, y compris le message social. Cependant, à un certain moment quelque chose arriva qui poussa et motiva Jésus à quitter Jean. Jésus cessa donc de baptiser et d’annoncer le jour imminent du jugement. Qu’est-ce qui lui fit donc changer d’avis au point de devoir parler d’une conversion radicale de Jésus ? En effet, à un certain point les Évangiles disent que Jésus avait son propre message et était en opposition avec Jean.

Quelque chose se passe qui fait qu’à un certain moment Jésus cesse de baptiser, de jeûner, de faire la prière rituelle. Ces comportements nouveaux chez Jésus de Nazareth sautent immédiatement aux yeux des gens de Galilée (cf. Mt 9,14-15 ; 11,18-19 ; Lc 11,1). D’un style de vie ascétique, focalisé sur l’annonce de la colère imminente de Dieu, Jésus en vient à annoncer que le Royaume de Dieu est proche. Le texte évangélique qui montre ce changement radical est le texte de Lc 11,20 [Mt 12,28]. « Mais si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, alors le Règne de Dieu vient de vous atteindre ».

Jésus était conscient que là où l’Esprit œuvrait, le Règne de Dieu faisait irruption. L’Évangile apocryphe de Thomas affirme clairement cela : « Jésus a dit : "Celui qui est près de moi est près du feu, et celui qui est loin de moi est loin du Royaume." » (EvTh 82)

C’est au début de son ministère que Jésus prend conscience de sa consécration. « On oublie souvent que l’expression ˮJésus-Christˮ, sur laquelle repose la foi des chrétiens dès les origines, signifie ˮJésus le consacréˮ. Il s’est lui-même défini ainsi dans la synagogue de Nazareth (Lc 4,16 et suivants), citant un passage du prophète Ésaïe (61,1-2) : ˮL’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvresˮ » .

L’expérience de l’Esprit, qui agit en lui, a apporté un changement si radical dans la vie de Jésus qu’il atteint les derniers membres de la société. Les malades, les pécheurs et les possédés du démon sont les destinataires directs du Règne. Jésus apprend cela dans le cadre de son expérience et de son ministère. Jésus attend la venue du Règne de Dieu et non plus la venue d’un baptiseur messianique. Si le baptême de Jésus au Jourdain constitue le tournant de la vie privée de Jésus à sa vie publique, le ministère de la guérison et de l’exorcisme constitue en revanche un tournant radical dans la vie publique de Jésus.

La question que Jean pose à Jésus montre clairement la différence entre la manière dont le Baptiste attendait le Règne eschatologique et l’expérience de Jésus. Ce que Jésus accomplit et dit ne rentre malheureusement pas dans le dessein du Baptiste ; il attendait le baptiseur messianique, il se trouve maintenant face à quelqu’un qui est ami des publicains et des pécheurs. Pourquoi continuer à baptiser les gens pour le pardon de leurs péchés, de telle sorte qu’ils puissent fuir la colère imminente, alors que les malades, les pauvres et les pécheurs sont directement touchés par la miséricorde de Dieu sans la colère de Dieu ? L’attention n’est plus portée à l’homme qui fait pénitence, mais à l’amour de Dieu qui fait preuve de miséricorde et guérit sa créature.

L’avènement du Règne n’est pas seulement lié à l’œuvre thaumaturgique, aux miracles et aux paroles de Jésus : au centre il y a sa personne. Quiconque rencontrait ce Jésus se trouvait face à face avec le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. « Pour les contemporains de Jésus la rencontre avec lui était une invitation à la rencontre personnelle avec le Dieu vivant, parce que cet homme était personnellement le Fils de Dieu. La rencontre humaine avec Jésus est le sacrement de la rencontre avec Dieu » . En ce sens, l’expérience de Jésus est la réalisation suprême et, par cela même, la source ou norme de toute rencontre avec Dieu. Dans les gestes et dans les paroles de Jésus de Nazareth, on est tellement proche du Règne de Dieu qu’en rencontrant Jésus on fait l’expérience de Dieu Lui-même. « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (Jn 15,9).

C’est à partir de l’amour de Dieu que l’on peut comprendre totalement Jésus et c’est à partir de cet amour qu’il ek-siste. Plus Dieu le Père est proche de Jésus de Nazareth, plus ce dernier s’efface pour laisser la place à la βασιλεία. L’expression de Jean (1,18) « ό ὢν είϛ τὁν κόλπον τοῡ πατϱὁϛ » indique un mouvement vers un lieu (είϛ τὁν κόλπον) : il s’agit de rester dynamique au sein du Père. Sa manière d’être un homme consistait à être libre de ne pas vouloir être pour lui. « Jésus est un homme unifié, entièrement acheminé dans une seule direction. Il n’a pas une multitude d’intérêts, il en a un seul. Il n’a pas beaucoup de paroles à dire, il en a une seule […] Jésus est une personne unifiée, toujours tournée vers le centre, et c’est de ce centre qu’il parle, et de rien d’autre » . L’être de cet homme était une abnégation de soi qui dépasse toute attention pour soi.

Dans sa « pro-existence » radicale, Jésus révèle la modalité de sa consécration. Il est l’oint de Dieu, à savoir le « témoin fidèle », car Jésus rend visible le Dieu ineffable et invisible. « Si je me rendais témoignage à moi-même, mon témoignage ne serait pas recevable ; c’est un autre qui me rend témoignage, et je sais que le témoignage qu’il me rend est conforme à la vérité » (Jn 5, 31) ; « Il est vrai que je me rends témoignage à moi-même, et pourtant mon témoignage est recevable, parce que je sais d’où je viens et où je vais » (Jn 8,14). La différence entre les prophètes de l’Ancien Testament et Jésus de Nazareth réside dans le fait que ce dernier est le « témoin fidèle » (cf. Ap 1,5), le révélateur de Dieu : « Le fait que Jésus se tourne vers le monde n’est pas seulement la conséquence du fait qu’il se tourne vers Dieu, mais sa continuation, sa transparence visible » .

L’être tel ne transgresse pas la structure révélatrice de la révélation biblique. Jésus ne se substitue pas à Dieu ; il ne se met pas à côté de Dieu et ne se met pas à la place de Dieu, en en usurpant la dignité : Jésus révèle l’origine de l’Amour du Père et c’est précisément en cela qu’il « est » le Fils. Jésus ne rend pas témoignage de lui-même, mais laisse que ce soit Dieu à aimer pour lui et à travers lui. « Si [Jésus] a accueilli les publicains et les pécheurs, c’est parce qu’il voulait de telle sorte révéler qui est Dieu (Lc 15) : non seulement un geste de salut en faveur des pécheurs, mais plus encore, et plus profondément, un geste de révélation » . Quand Jésus prononce les mots « je suis », c’est uniquement pour manifester Celui qui l’a envoyé : le Père. « Quand Jésus prononce le έγώ είμι, ce n’est pas lui-même qu’il révèle tout d’abord, mais le Père (cf. Jn 8,24 et suivants) » . Ce qui est dit du dire et du faire de Jésus – « je ne fais rien de moi-même : je dis ce que le Père m’a enseigné » - est encore plus explicite en ce qui concerne l’être de Jésus : « Je suis » de par ma relation au Père (πρòϛ τòѵ θεόѵ).

3. La consécration comme une ouverture à l’autre

Le trait caractéristique et la base historique de la tradition authentique sur le Jésus prépascal montrent que Jésus a eu un amour préférentiel pour tous ceux qui se trouvaient en marge de la société de son temps : les malades et les possédés du démon, les publicains et les prostituées, les petits et les pauvres. Jésus est ouvert à l’autre également en termes de culture et de religion : c’est-à-dire au païen. Dans certaines rencontres (cf. Mc 5,1-20 ; Mc 7,24-30 ; Lc 17, 11-19), Jésus va au-delà de sa limite confessionnelle et missionnaire (non-hébraïque) et se laisse guider, dans la compréhension du Règne de Dieu, par ceux qui sont en dehors du peuple élu. « Dans ces passages, Jésus apparaît comme quelqu’un capable d’aller au-delà des frontières et de construire des ponts » .

A ce propos il est intéressant de remarquer le rôle que jouent les Samaritains dans la révélation de l’identité de Jésus et de la véritable foi.

L’ouverture de Jésus à l’autre est tout à fait évidente à l’égard de ceux qui étaient les ennemis de Dieu : les pécheurs. Jésus s’effaça si totalement devant eux qu’il se définit lui-même en relation aux pécheurs. « Un ami des pécheurs » (cf. Mt 11,19). En offrant le pardon sans le faire précéder du repentir, Jésus transgresse les exigences morales imposées par la Loi. Le fait que Jésus mange avec les pécheurs symbolise la priorité de la miséricorde de Dieu (indicatif) sur le jugement et la colère de Dieu (impératif).

Jésus a offert aux publicains, aux prostituées et aux pécheurs la participation au Règne de Dieu alors qu’ils étaient encore pécheurs (cf. Rm 5,8). Dans ce partage du repas, Jésus va bien au-delà d’une simple sympathie à l’égard de ceux qui sont en dehors de toute relation. Jésus réalise sa consécration en devenant une chose seule avec le destin de celui qui est « autre » et « autre-que-Dieu ». En se faisant pécheur avec les pécheurs, publicain avec les publicains, Jésus soustrait le pécheur et le publicain à ce qui constitue l’essence du péché, à savoir la non-relation, l’isolement infernal où se trouve l’homme. Jésus a pris en charge tous ceux qui vivaient dans l’enfer et dans la mort. « C’est lui qui a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » (Mt 8,17).

Le Nouveau Testament exprimera cette identification de Jésus avec l’autre par les expressions : « peri emon » et « peri pollon ». « Paul donne à cet échange le nom de « réconciliation » (katallage). Le terme grec contient l’adjectif allos (autre) ; réconciliation signifie donc devenir-autre » . Dieu réconcilie les hommes, communie avec l’homme en devenant homme : en devenant un autre.

4. Le don de Jésus dans sa passion et sa mort

Toute l’existence de Jésus a été déterminée jusqu’au bout par l’amour de Dieu le Père : c’est Lui, l’Abba, qui détermine sa vie et sa mort (cf. Mt 26,38). Jésus sait qu’il est constitué par le Règne-qui-vient, c’est-à-dire qu’il est tout à fait conscient que sa vie et sa mort ont un sens définitif dans l’espérance eschatologique. « En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu » (Mc 14,25) ; « Car, je vous le déclare : Je ne boirai plus désormais du fruit de la vigne jusqu’à ce que vienne le Règne de Dieu » (Lc 22,18). « Sa confiance ferme inclut sa disponibilité à accueillir cette mort des mains de Dieu » . Jésus a été le « témoin fidèle » car il s’en est totalement et radicalement remis à l’amour de Dieu le Père (cf. Lc 23,46). « Jésus sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père, lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême. » (Jn 13,1)

Dans le Nouveau Testament nous trouvons un verbe qui rattache les Évangiles à l’interprétation primitive de la mort de Jésus élaborée par l’apôtre Paul. Ce verbe permet de comprendre plus profondément en quoi consiste le secret de la consécration de Jésus. Il s’agit du verbe « livrer » (παραδιδόѵαι) . Le verbe « livrer », en latin « tradere », a chez Mt 26,46-47 le sens de trahison. Jésus est livré à Judas ; Judas livre Jésus aux grands prêtres (Mc 14,10) et aux scribes ; ces derniers le livrent à Pilate (Mt 27,1) ; Pilate livre Jésus aux soldats (Mt 27,26) ; les soldats livrent Jésus à la croix (Mt 27,31). Les évangélistes soulignent cependant que Jésus n’est pas passif dans cette succession de mains qui le livrent : « C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mt 20,28). Marc, Luc et Jean soulignent eux aussi le don de soi libre et conscient de Jésus : « Je me dessaisis de ma vie/j’ai le pouvoir de m’en dessaisir » (Jn 10,17). Dans Ga 1,4 ; 2,20 et dans les textes deutéro-pauliniens Ep 5,2.25 ; Tt 2,14 et 1 Tm 2,6, le Christ est le sujet qui donne tout ce qu’il a reçu de Dieu le Père (Mt 11,27). « Il remit l’esprit » (Jn 19,30).

L’Esprit reçu lors du baptême dans le Jourdain est maintenant remis au baptême du Golgotha. Jésus est plongé dans les eaux profondes de la mort, Jésus en émerge et « A l’instant où il remontait de l’eau, il vit les cieux se déchirer et l’Esprit, comme une colombe, descendre sur lui. Et des cieux vint une voix : "Tu es mon Fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir" » (Mc 1,10-11). L’Esprit qui naît de la mort de Jésus est désormais répandu sur chaque personne, « vos fils et vos filles seront prophètes, vos jeunes gens auront des visions, vos vieillards auront des songes ; oui, sur mes serviteurs et sur mes servantes en ces jours-là je répandrai de mon Esprit et ils seront prophètes » (Ac 2,17-18). En se donnant « pour nous » il révèle le but de sa consécration. Au début de son Évangile, Jean affirme ceci : « Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné (ἒδωκεѵ) son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (Jn 3,16-17). « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré (παρέδωκεѵ) pour nous tous, comment, avec son Fils, ne nous donnerait-il pas plus ? » (Rm 8,31-32).

5. La consécration, sacrifice de Jésus

Le mot « consécration » signifie rendre sacré, unir une réalité profane donnée à la sphère de ce qui est « sacré ». Ce sens, disions-nous, apparaît aussi dans le mot « sacrifice » : sacrum facere, rendre sacrée une réalité donnée par son élimination ou son anéantissement pour permettre une communion avec la divinité et la sphère du sacré. Les termes consacrer, sacrifice et sacerdoce sont reliés entre eux dans cette dynamique.

Cette terminologie de la consécration permet à Jésus de thématiser le don de soi, tout spécialement à travers les Chants du serviteur du Seigneur et la Cène pascale . Is 53 en particulier a joué un rôle réel dans la compréhension que Jésus a donnée de sa vie tout entière, surtout à partir du moment où il a senti comme imminente la possibilité de mourir de manière violente. En offrant sa vie pour la multitude, Jésus accomplit l’être-pour, la pro-existence du Serviteur. Nous retrouvons ici deux catégories sotériologiques fondamentales que nous examinerons dans le troisième point : l’expiation et la vicarité, sur la base desquelles la consécration de Jésus révèle sa dimension définitive de l’être-pour . Jésus a interprété sa propre mort sous le signe du pain et du vin. Dans ces symboles Jésus exprime son « me voici » : ceci est mon corps, ceci est moi-pour-vous.

Cette terminologie de consécration et d’expiation vicaire est clairement exprimée dans l’Épître au Hébreux (5,7-9 ; 9,11-14) . Contrairement au rite de l’expiation où l’offrant s’identifiait lui-même à l’animal à sacrifier pour trouver la communion avec le Saint, dans la consécration de Jésus, c’est Dieu lui-même qui s’identifie à Jésus de Nazareth (Tu es mon Fils bien-aimé, en toi j’ai mis toute ma complaisance) et ce dernier s’identifie aux pécheurs en se livrant à eux.

C’est dans ce renversement de dynamique que se révèle la nouveauté de la consécration de Jésus. Elle n’est plus comprise dans une logique de « rite expiatoire », où le pécheur doit offrir des sacrifices pour obtenir le pardon de ses péchés, ni dans une logique de « bouc émissaire », où l’innocent est la victime des pécheurs. De même que dans le dépassement du rite expiatoire ce n’est pas le pécheur, mais Dieu qui s’identifie à la victime sacrificielle, de même, dans le dépassement de la dynamique du « bouc émissaire », ce n’est pas le pécheur qui décharge sa propre mort sur l’innocent – passif et soumis à la violence du pécheur – mais l’innocent qui se livre activement et librement.

La consécration de Jésus porte en soi un potentiel révolutionnaire parce qu’elle exprime une solidarité vécue jusqu’aux conséquences extrêmes ; en effet, ce n’est pas simplement la participation aux souffrances d’autrui, mais l’acceptation du destin, de l’histoire et de l’être autre. Mais cette solidarité est vécue dans l’abnégation de soi entre les mains de Dieu le Père. Sans se livrer aux mains de Dieu le Père il n’aurait pas été possible pour Jésus d’être en dehors du cercle diabolique de la violence religieuse qui impose aux hommes des sacrifices pour s’unir au Sacré. Jésus prend sur lui ce qui est à eux (péché/mort) pour leur donner ce qui est à lui (pardon/vie). « [Jésus] par l’Esprit éternel, s’est offert lui-même à Dieu comme une victime sans tache » (Hé 9,14). Jésus est consacré, parce qu’il est Celui qui donne l’Esprit. L’Esprit qu’il a reçu lors du baptême dans le Jourdain est maintenant livré au baptême sur le Golgotha. Désormais, l’Esprit qui procède de la mort de Jésus est répandu sur chaque personne pour le pardon de ses péchés (cf. Jn 20,22).

La consécration de Jésus nous invite à redéfinir notre conception du sacré, rendant désormais superflue, voire contradictoire, toute demande de sacrifices motivée par des sentiments de culpabilité, pour rétablir la communion avec le Saint. « C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs » (Mt 9,13). Désormais le rapport, la re-ligio, avec le sacré n’advient plus à travers la négation de la vie, à travers le rite d’un sacrifice, mais dans la reconnaissance du don et sa redondance. Le Seigneur n’attend pas que les hommes Lui offrent quelque chose, au contraire Il s’est fait don pour nous. Ce ne sont plus les hommes qui doivent offrir à Dieu, mais c’est Dieu qui s’est offert aux hommes, et Dieu s’offre en donnant sa capacité même d’aimer.

Voici pour conclure les paroles de saint Ignace de Loyola dans la Contemplation pour obtenir l’amour, N° 234 : «Considérant très affectueusement tout ce que Dieu, notre Seigneur, a fait pour moi, tout ce qu'il m'a donné de ce qu'il a, et combien il désire se donner lui-même à moi, autant qu'il le peut, selon la disposition de sa divine Providence. Puis, faisant un retour sur moi-même, je me demanderai ce que la raison et la justice m'obligent de mon côté à offrir et à donner à sa divine Majesté, c'est-à-dire toutes les choses qui sont à moi et moi-même avec elles; et, comme une personne qui veut faire agréer un don, je dirai du fond de l'âme : « Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté, ma mémoire, mon entendement et toute ma volonté, tout ce que j'ai et tout ce que je possède. Vous me l'avez donné, Seigneur, je vous le rends; tout est à vous, disposez-en selon votre bon plaisir. Donnez-moi votre amour ; donnez-moi votre grâce : elle me suffit. »


Note de la CMIS: le texte original est en italien.

 

[Note du traducteur: en allemand, Fau = femme, Mann = homme, Mensch = être humain (homme et femme). Pour éviter toute ambiguïté Mensch sera systématiquement traduit par "être humain"]

DANS LE MONDE, NON DU MONDE. RÉFLEXION SUR LA CONSTANTE TENSION D'ÊTRE CHRÉTIEN

Hanna-Barbara Gerl-Falkowitz

1. Deux mondes. Une approche avec Hildegarde de Bingen

Là où est le Christ il se produit une tension. Elle peut vibrer doucement, mais elle peut également s'enflammer en un combat mortel, car le Christ n'a pas apporté la paix, mais le glaive. D'une part il est –de manière incontournable- le maître de tout, de toutes choses, de toute l'espèce humaine, de tous les anges : "Par Lui tout a été fait" (Jo 1,3). Ainsi tout porte sa marque, est totalement imprégné de lui. Mais, d'autre part, tout peut se fermer à lui, et notamment, ce qui est particulièrement effrayant, par la force qu'il a lui-même mise dans sa création : l'indépendance, le vivant-autonome, la liberté. Cette force à être soi-même, qui agit déjà par Lui dans l'acte de création, qui devient explicitement visible dans "l'image à son égal", peut se retourner contre lui de façon incompréhensible. "Nous avons toujours en bouche le goût de la pomme du paradis". 1, dit Hildegarde de Bingen. Cette grande bénédictine, qui recevra le titre de docteur de l'Eglise cette année en septembre, a jeté un profond regard dans les "deux mondes" entre lesquels nous faisons la navette.

Car il y a deux mondes différents : celui qui a été créé par le Verbe et qui est sa "propriété" (Jo 1,3), et celui qui se détache de son état d'être-aimé et qui veut être son propre soi (bien qu'en fin de compte il ne puisse pas l'être). Ici se déroule le drame de Jésus, la dramatique histoire du fils de l'homme, qui est anéanti par ce repli-sur-soi de sa "propriété".

Avec les fortes paroles de Hildegarde caractérisons la place, qu'à la création, Dieu n'a pu ou n'a voulu fixer ; la place à laquelle les êtres créés reconnaissent librement leur origine. Ici se trouve la possibilité de la blessure originelle et elle restera toujours là. Si Dieu avait exclu ce penchant libre, au lieu des êtres humains (et des anges) il aurait devant lui des produits, des imitations, des êtres sans volonté –mais qui se laisse aimé par des automates ? Justement parce que Dieu n'était pas un propriétaire d'esclaves, il ne créa pas d'esclaves. Un regard au moins peut guider dans la profondeur de ce problème compliqué : Le réel amour sans limite, Son amour, a envie de la liberté, de la souveraineté de l'autre – et voilà sa fragilité. Limite non pas de sa toute puissance mais frontière de l'amour érigée de l'intérieur. "Avec le pouvoir de ton infinie et magnifique puissance tu ne domines personne"2 Ici se situe le flanc ouvert, de Dieu comme de l'être humain : la possibilité de blesser l'amour originel. Résister à être aimé, refuser l'amour réciproque. Au lieu de dire Toi et Moi, l'être humain (avec l'ange noir) dit rien que Moi et Moi seul. Il y a en nous une voix : "Pourquoi dois-je me préoccuper de quelque chose si ce n'est de moi-même ? (…) Que serait-ce comme vie si je voulais répondre à toutes les voix de la joie et de la tristesse ? Moi, je ne connais que ma propre existence"3. C'était exactement le cas du porteur de lumière et de ses anges déchus qui voulaient être quelque chose par eux-mêmes. Car, quand ils virent rayonner en plénitude leur grandiose splendeur et leur éclatante beauté, ils oublièrent leur Créateur"4.

Dans une épouvantable répétition, c'est également le cas de l'être humain "qui, de façon arrogante, se donne lui-même la loi, comme s'il était son propre dieu (…) ; puis il foule aux pieds, en soi, cet amour avec une douloureuse amertume"5.

Détaché de la langue religieuse et considéré banalement, y est visé l'oubli de sa propre origine et le repli sur soi-même (curvatio animi , c'est ainsi que Saint Augustin nomme le péché). Ce sont précisément les forces qui nous ont données, notamment forces et autonomie, qui incitent à se séparer du dispensateur. "Quand ils se réveillèrent dans leur propre lumière ils m'ont oublié."6 La griserie de sa propre lumière est normalement formulée dans l'ennuyeuse et abstraite expression du détournement de Dieu. Concrètement s'y exprime l'indélébile vérité que nous ne sommes pas issus de nous-mêmes et que chaque essai d'être issus de nous-mêmes finit à terme par la mort.

"Ainsi toute la nature de l'être humain est faussée ou crispée"7. Le soupçon est indéracinable que Nietzsche a exprimé de la façon la plus acerbe –pour tant d'autres- dans ces méchantes réflexions : là où est Dieu je ne puis être. Et ce rejet de Dieu au bénéfice de sa propre énergie est la sombre caractéristique du siècle dernier. "Comme l'âme se suicide quand elle essaie de ne plus s'attacher à Dieu."8

Ainsi il ya dans la création un flanc non protégé. Il ne doit pas être protégé car Dieu ne veut pas le sécuriser sinon, chose étonnante, il nuirait à sa créature. L'être humain lui-même -au cas où Dieu voudrait lui imposer sa volonté comme quelque chose de "secourable"- devrait se prémunir de toute intervention.

Ainsi un long et dur combat pour la vérité nous concernant est nécessaire. Où se trouve la source réelle de la puissance ? Où se coupe-t-on soi-même de toute puissance -qui n'est qu'un autre terme pour la castration ? De même que les sociétés, à qui le ciel s'est fermé, sont castrées. "O combien la créature a demandé le baiser du Créateur …"9 – et pourtant elle lutte contre. Considérons également ce toujours agissant mysterium iniquitatis avec l'aide de l'anthropologie philosophique.

2. Le monde de l'amour de soi et de la violence.

Selon toutes les constatations anthropologiques l'agressivité est un instinct élémentaire. Cela signifie que -comme tous les instincts- celui-ci est également indispensable au maintien de la vie; il est puissance propre, force de vie, pleinement profonde affirmation de soi. Mais en même temps un côté sombre est tout proche : la volonté de s'affirmer au détriment d'autres. Et l'agressivité de cette sorte est inscrite dans tout ce qui vit, qu'il s'agisse de la plante qui dépasse les autres pour avoir assez de lumière, de l'animal qui en tue un plus faible, même de sa propre espèce, de l'homme qui, dès son enfance, apprend à s'imposer à d'autres. C'est donc la loi de toute existence d'évincer l'autre, de se nourrir de l'autre, de soumettre l'autre à son propre développement et même de l'éliminer.

Les religions le savent depuis plus longtemps que la psychologie des profondeurs : le désir de vivre et la peur, la culpabilité et la vie sont indissolublement liées dans leur profondeur. Saint Augustin, le grand penseur du christianisme antique a appelé cet élément inextricable le "péché originel" : une explication de l'existence avec un regard simple. Arthur Schopenhauer parlait d'une "culpabilité du genre humain par sa propre existence"10, qu'on retrouve de la même manière dans le christianisme, le brahmanisme et le bouddhisme. En attendant, le concept de péché originel est violemment combattu. "Et pourtant nous sommes à nous-mêmes notre plus grande interrogation sans le plus sombre de tous les secrets" pensait Pascal. La vie se déchaine contre la vie, vit de la mort d'autrui. Chacun est plongé dans ce tissu instinctif – dès lors, cette agressivité naturelle peut-elle être maîtrisée ? Comment peut-elle être transformée positivement en force de vie ?

Pour mieux voir la puissance de la violence, qui fait vivre le "monde" il faut considérer de façon plus profonde le secret de la vie, dans laquelle est ancrée la violence.

3. Le double visage de la vie

La vie a un double caractère, déconcertant et en même temps inépuisable11 : D'une part elle est "donnée" de tout temps, non choisie (pas même dans ses limites imposées); d'autre part elle est donnée à elle-même et peut être vécue de façon autonome. Donc la vie comme don et la vie comme bien. Et dans ce dernier cas il y a manifestement une racine décisive de l'agressivité : la vie comme propriété à défendre contre d'autres, à construire, à affirmer, éventuellement à leur détriment. L'agressivité comme défense par peur inconsciente, éventuellement de ne pas bénéficier assez de la vie.

3.1. La vie comme affirmation.

La vie n'a conscience d'elle-même que de "l'extérieur" dans son accomplissement par rapport aux hommes et aux choses, ne peut se saisir qu'au moyen de "quelque chose de vécu". Pourtant s'y ouvre à la réflexion une vie fondamentale: Agir ou subir proviennent d'un immédiat "intérieur", que personne n'a certes consciemment sous les yeux, mais à l'intérieur duquel chacun se meut. Cela signifie : Nous "voyons" notre vie non comme la base vivante et radicale de l'existence, mais elle se réalise originellement de façon préréfléchie "par elle-même". Ainsi cette base se cache dans une "nuit" qu'on ne peut regarder ; nous sommes nocturnes à nous-mêmes. De même l'œil voit tout mais ne se voit pas soi-même.

La vie ne se "fait" pas et -même de façon empirique- ne se laisse pas "faire", elle ne se laisse que maintenir et se transmettre. Même quand -dans cette expression détestable- les parents "font" un enfant, le processus de procréation et de conception va bien au-delà d'une réalisation biologique: Même les parents doivent d'abord apprendre à connaître (sans fin) l'enfant dans sa propre réalité de vie : il n'est pas simplement leur "produit" visé. Même la fertilisation in-vitro, même le clonage se sert de matériaux vivants déjà disponibles. La chaîne du vivant traverse les générations, elle n'est pas, à chaque fois réinstallée au point zéro. La vie est un don pré-donné, incompris à soi-même, incompréhensible, qu'on ne peut atteindre, antérieur à toute acceptation.

La vie n'est donc pas simplement disponible, elle arrive sans être demandée, bien plus : elle vient en plénitude. La vie même est plénitude, elle est déjà une arrivée produite par elle-même. La vie nait de la réalité première, d'être offerte à elle-même. Et elle n'est pas versée parcimonieusement, ni mesurée petitement, bien au contraire elle se réalise en continu comme une creatio continua, dont la plénitude est à prévoir pour demain.

Le noyau "nocturne" est la caractéristique de la vie, il est tout simplement affirmation ; saut du saut originel, vie de la vie originelle. Celle-ci, de son côté, reste retirée et incompréhensible, comme nous à nous-mêmes. Notre origine est immémoriale (en français dans le texte), dont on ne peut se souvenir.

3.2 La vie comme autonomie

D'autre part, la vie, bien que don, est cependant indéniablement autonome : elle est donnée à elle-même, comme croissance (natura signifie ce qui nait de soi-même). En sortant d'elle-même elle intervient dans le monde, tire d'elle-même par sa propre activité les "matériaux" de son existence. Déjà en respirant nous prenons part constamment à l'environnement, de même en mangeant, en buvant … Quelle que soit l'origine de la vie (la question du dispensateur n'a pas encore de réponse) il s'agit du don de l'être soi-même ; autrement : un don de la force propre qui se transmet à soi-même. D'un début inépuisable, insondable la vie ne s'appartient vraiment qu'à elle-même. On le saisit dans cette métaphore : Quand un cierge en enflamme un autre la seconde flamme brûle par elle-même, bien qu'elle le doive à la première. La grandeur du don "vie" réside dans le fait qu'elle libère sa propre participation. Etre soi n'est pas le vol prométhéen, mais don. Etre donné et se donner à soi-même ne s'excluent donc pas : précisément l'autonomie est accordée. La vie intervient dans le monde de façon autonome et s'y découvre elle-même, également sous la forme de sa propre liberté. Ainsi le noyau vivant passe à l'"ego", en référence au monde, aux choses, aux êtres humains dans le mouvement du "souci" de soi-même. Ce n'est pas déjà un "déchet", ce mouvement appartient bien davantage à la construction du vivant.

3.3. La vie comme bien :
La faute "ontique" du monde

C'est justement à cause de son invisibilité que le don de la vie peut être revendiqué à son propre usage, sans merci et sans réflexion. C'est ici que se trouve le germe de sombres possibilités: dans le fait de prendre sans demander et sans se poser de questions (on prendra même au pauvre l'unique agneau), dans le don calculé (do ut des : je donne pour que tu donnes), dans l'échange qui procède d'un avantage caché au détriment de l'autre ou radicalement : dans le fait de garder le "don de la vie" pour soi sans la transmettre en procréant. Cette pesanteur sans réflexion ni remerciement, cette auto-volonté de la vie de s'imposer s'appelle : vivre son existence comme bien, de manière aussi agressive qu'avare. Comme bien qu'il faut sans cesse augmenter et comme possession à cacher. Parce que l'existence dans sa finitude prévisible ne suffit pas, il faut le bien comme apparent rempart contre la fin et la "perte" (un mot lourd de sens) de la vie, jusqu'à ce que la dernière perte, la mort, devienne inévitable. L'existence incertaine ne contraint-elle pas à la possession ? A ignorer l'autre et même à l'éliminer ?

Donc l'agressivité comme peur secrète : que les provisions ne suffisent pas, que la vie ne soit pas entièrement consommée, que l’autre ait plus et me prive de quelque chose, et même me prenne quelque chose ... A cela est cependant liée une réflexion qui va au-delà : comme souvent la faute individuelle a ses racines dans un dérangement fondamental. Car dans la vie est déjà naturellement présent, oui, un désordre tout simplement inévitable : au sens d’une "cupidité" prête à s’élancer d’elle-même, indispensable. Ainsi nous sommes parvenus à l’agressivité antérieure à la faute, à la faute "ontique" prémorale. Beaucoup de religions en parlent en mythes et en images, et cela au niveau de l’existence globale. L’un de ces mythes tragiques est celui d’Eudipe dont "la faute innocente" s’accomplit dans le meurtre du père et l’inceste avec sa propre mère. Et ceci est l’expérience du "monde" également dans le sens de l’évangile de Saint Jean; ainsi nous sommes tous "dans le monde" : liés à sa manière de vie égocentrique sans pouvoir y échapper.

Un exemple illustre de la période présocratique, le fragment110 d’Anaximandre (5 avant Jésus Christ) thématise la faute même au niveau des choses : "Les choses se punissent et se rendent réciproquement leur tort (adikias) selon l’ordre (taxin) du temps." Cette formule remarquable mène à une interprétation de l’agressivité comme une faute existentielle :‘par l'existence même.12 Car la naissance et le développement de toutes choses prend de l'espace, qui repousse d'autres choses, oui, s'en nourrit, éventuellement les élimine pour être. Pourtant, selon Anaximandre, "l’ordre du temps" produit l’arrêt du refoulement agressif, du fait que le temps repousse tout dans l’événement qui s’efface, qui disparait, qui s’oublie. Ce qui est le plus éloigné de la conscience moderne d’innocence c’est l’imbrication singulière de "la faute" sur le plan de la plante et de l’animal. "Tout ce qui vit au sein de la nature n’est apparu qu’au détriment d’un autre et devra un jour faire place à cet autre. La nature fait naître et détruit et elle est indifférente à ce qu’elle fait naître, à ce qu’elle crée, pourvu que la vie ne s’arrête pas (…)"13 Ainsi la vie sévit contre la vie, jette la vie dans la mort, la propre et celle d’autrui. Ce qui vit avec avidité ne peut que récolter l’horreur. Thomas d’Aquin, en regardant la création, parle d’une discordia naturalis, d’un combat inhérent à la nature où il ne s’agit pas seulement de la conquête de son propre espace de vie mais directement de la destruction de l’autre en le dévorant ou en étant dévoré – d’une nature "rouge aux dents et aux griffes" (Alfred Tennyson [1809-1892]). Il n’y a pas d’exception à la loi de faire souffrir les autres, de prendre la force vitale d’autrui sans demander. Reinhold Schneider (1903-1958), un important écrivain catholique allemand, retomba, sur le tard, dans l’incroyance de sa jeunesse en observant les "techniques" d’insectes dont les larves dévoraient lentement de l’intérieur leurs hôtes.

De là s’explique l’étroit lien objectif entre faute et religions qui exercent toutes à leurs manières selon les branches l’expression de libération collective rituelle, certes sous bien des formes différentes. C’est pourquoi les religions ne peuvent pas être simplement dissoutes sur la base de la critique religieuse, comme s’il suffisait d’une suppression rationaliste pour aboutir à la disparition de son pendant, la faute. Comme la faute "ontique" n’est pas une invention d’une morale décadente mais un état (pré consciemment constant) on en vient par une suppression superficielle de la faute à un "louvoiement", à un changement de ses formes d’apparition, à des déguisements de type monstrueux. Dans le Procès de Kafka l’accusé Joseph K. n’apprend jamais le motif de son accusation ; mais la cause est établie : il est tout simplement coupable. Une telle faute "ontique" a certes été perdue depuis longtemps dans la conscience éclairée mais n’a pas disparu du désordre du monde.

Dans ce contexte s’éclaire la marque propre du mot péché originel qui semble tout d’abord être une particularité du christianisme dans l’exégèse de la Genèse. Mais en regardant plus attentivement on voit que le dépérissement de l’existence (et pas seulement humaine) est exprimé plus ou moins symboliquement et est présent dans les plus diverses cultures et religions ; oui, dans "l’analyse" de ce dépérissement, et même si elle n’est faite que sur la base narrative-mythique, elles se ressemblent objectivement le plus."Le péché originel" est compris dans la tradition biblique comme pré individuel-humain et énonce une capacité de commettre une faute qui se présente sous forme de volonté propre, naturelle-agressive, à s’affirmer. Elle se manifeste et s’active surtout dans l’entre-humain comme le vrai lieu du manquement. Les explications naïves d’une faute biologique ou génétique ou héritée biologiquement font fausse route ; il s’agit bien davantage d’une mise en danger des relations humaines. Devenir réciproquement coupable signifie dans sa plus simple acception opposer son propre Moi à celui de l’autre. C’est justement ce qui se réalise de façon naturelle-pré consciente : dans la préservation du Moi contre le Toi, dans son instrumentalisation pour des buts personnels, dans le refus du contact et dans l’évincement de son propre domaine. Le Toi doit devenir un indéfini, un vis-à-vis dépourvu de volonté.

Chacun est placé à sa naissance dans ce tissu d'éléments successifs contradictoires et d’auto positionnement instinctif, y participe -même dans la résistance- et y est constitutivement emprisonné comme "héritier".

Il n’est pas peu de religions ni de cultures possédant une anthropologie construite hiérarchiquement, qui ancrent systémiquement d'autres êtres humains dans un processus de dégradation et considèrent certaines couches de la société comme n'étant pas humaines au plein sens du terme : ainsi dans le système hindou de castes, les parias, les intouchables, forment un genre de "sous-êtres humains". Mais aussi les totalitarismes du 20e siècle ont réalisé de façon planifiée cette mise en objectif de certains êtres humains ou de groupes : "Ils ont promis de construire pour nous ; maintenant ils construisent à partir de nous" (Vassili Stus).

La faute originelle ébauchée, comme disposition de chaque existence humaine, est la faute d'une volonté propre de s'imposer –soit contre l'origine de l'existence, contre Dieu, ou contre le "frère", en y regardant de plus près contre les deux. Car tous les deux sont intégrés dans la sphère d'influence de la volonté propre, vraisemblablement adaptée à l'utilisation. "Péché originel" signifie au sens littéral séparation au bénéfice de l'affirmation de soi et à l'opiniâtreté au lieu d'être avec les autres. C'est le "monde" qui se défend contre la venue de Jésus.

4. Détachement de la puissance du "monde"

Le devoir des religions est de préparer à venir à bout ou du moins de contenir l'agressivité. Le "sacré" renvoie à la guérison [dans la traduction se perd la proximité des 2 termes heil-ig(sacré) et heil-en(guérir)] de quelque chose qui a été détruit et de quelque chose de destructeur. Bien au-delà du désir de vivre, la réflexion religieuse ouvre une vision d'aide et de redressement : l'existence est aussi avant tout un don. Personne ne s'est mis lui-même dans la vie ; une origine très lointaine offre à tous les êtres l'existence. D'où reconnaître la vie d'un autre créé devient l'étalon d'une culture.

Personne n'est "l'objectif" d'un autre, le rationalisme sait déjà cela. Offrir la naissance à d'autres, accorder la vie devient l'étalon d'une culture : Prend-elle par exemple un enfant comme "pur don" ? Ceci suppose que la propre existence n'est pas considérée comme évidente, avide ou chagrine, mais qu'elle est toujours ressentie comme étonnamment renouvelée et confirmée par le remerciement. Mais ceci suppose de manière plus profonde : la vie doit être délivrée de la peur de sa propre puissance et limite, avant le "rétrécissement " par une autre existence. "Elle ne doit pas défendre comme proie ce qui lui est donné par "grâce" en abondance inexplicable : la propre vie.

Une telle vie de plénitude sans agressivité, peur et avidité est-elle pensable ? Différentes dispositions religieuses vont du fond de la vie bouddhiste à la maîtrise du monde biblique : la vie coule "gratuitement". Découvrir le caractère gratis [dans le texte] signifie le remplacement de la vie comme bien (agressif et à défendre) par une vie comme don (divin).

4.1 "Disparaître" du monde par extinction
Bouddhisme

L' Inde ancienne de la tradition hindouiste avec ses multiples facettes ne trouve d'autre solution à l'indifférente rotation de la roue de la vie que la réincarnation qui fait recommencer le pesant cycle au point de départ. Mais la réincarnation signifie également nouvelle avidité de vie et nouvelle mort en succession sans fin et ne connait donc pas de solution.

Cette sensation contient tant de menace que Gautama Bouddha (5e siècle av. J.-C.) revendiqua que la roue devait finir par s'arrêter dans le non-être, la vie se dissiper dans le néant : le nirvana. Certes tout est alors effacé, ce qui s'appelle "Moi" ; la soif (de vivre) meurt avec l'assoiffé. La souffrance s'éteint avec la disparition du souffrant. C'est ainsi que l'Inde même a développé en Bouddha, comme réponse, le chemin de la mort interne, en priorité à tout bonheur et toute désillusion, pour supprimer le poison du malheur d'être né. Mourir avant la mort, c'est la solution de Bouddha. Son ascèse travaille à une dispersion comme véritable dernier saut, comme "fuite de la maison en flammes", où le sauteur et fuyard se dissout définitivement.

Dans le bouddhisme primitif il s'agit donc d'une délivrance de la réincarnation, comprise comme un malheur, dans un "lien" fait de peur et d'avidité. Il faut faire huit fois le chemin conduisant à la réalisation du passage : plus l'être humain retient son désir de nourriture et de boisson, de sexualité, de puissance, plus vite il sera "déraciné". Cette concentration ascétique sur soi-même n'est en dernier ressort possible qu'à l'homme, car "l'attachement" à la vie s'incarne littéralement dans la femme –comme porteuse de toujours nouvelles naissances. L'ascète réussit cependant le saut dans le néant, la sortie du cycle de la réincarnation et tout particulièrement de la peur de l'existence. Mais on ne peut certes y arriver que par le retrait total du soi. La vie actuelle ne sert que de tremplin vers le bonheur de ne plus être –ce qui, certes, ne peut plus être ressenti comme bonheur. Ainsi Schopenhauer compare clairement "l'être humain, qui cherche dans la mort des explications particulières, à un savant qui est à la recherche d'une découverte importante et qui au moment même où il semble voir la solution est plongé dans l'obscurité."15

Du point de vue du bouddhisme l'agressivité doit "sous-passer", disparaître. Ceci n'est pas rien -mais existe-t-il encore une autre solution que d'assoiffer la soif elle-même ?

4.2 Antithèses à la violence du monde
Le sermon sur la montagne

Le sermon sur la montagne de Jésus donne du poids aux éléments décisifs d'une nouvelle anthropologie, dans laquelle, à l'inverse, l'eau de la vie coule richement.

Dans l'image d'enfants également aimés par un père unique nait le concept d'une nouvelle humanité opposée à l'affirmation de soi, instinctivement naturelle, aussi bien du groupe-nous que de l'égoïsme individuel. L'exigence du sermon sur la montagne n'est rien de plus simple que de vivre cette "perfection du père céleste". Ce qui peut compter dans cette nouveauté décisive c'est que l'appel au forum internum, à cette décision individuelle prise en conscience qui ne requiert pas de justification extérieure, amenait à une éthique individuelle inconnue jusque là. Certes, comme jusqu'à présent la base de l'éthique est la Thora dans la forme d'une éthique d'abstention ("ne pas nuire") ; mais elle se radicalise dans les antithèses du sermon sur la montagne en une éthique d'action qui appelle l'individu à une optimum virtutis : à agir jusqu'à l'extrême – pour l'autre.

Concernant cet extrême il ne s'agit pas simplement du renoncement à la violence mais aussi à la reconnaissance des racines de la violence : dans sa propre âme ou formulé en hébreu : "dans le cœur". C'est pourquoi les antithèses tranchantes touchent, elles ne rejettent pas simplement le meurtre accompli mais partent de sa préparation intérieure, apparemment inoffensive parce qu'uniquement "pensée" : "quiconque se fâchera contre son frère, sera passible de jugement" (Mt 5,22). Ce qui paraît exagéré, notamment en faisant commencer l'adultère déjà par le simple regard concupiscent, est certes cependant tout à fait plausible à la lumière de la psychologie et des "formatages" inconscients.

Egalement cette énorme exigence de renoncer à la vengeance, oui, de tendre l'autre joue (Mt 5,39) perd son apparente "non virilité" quand on considère la dynamique incontrôlable des représailles. Bien entendu, le renoncement à la violence n'est demandé qu'au concerné et à son auto-contrôle: cela ne couvre pas l'inaction en considérant d'autres victimes ou de légèreté en considérant une possible prévention. En même temps il n'est pas question d'une condamnation rapide ni même d'un jugement de l'autre, encore une fois par rapport à soi-même: il faut lui pardonner sept fois soixante dix fois pour arrêter dans son propre "cœur" l'arrogance de sa propre estime.

Ainsi les incitations de l'Ancien Testament sont développées dans leur plénitude dans l'Evangile -en théorie, certes non réalisables dans la réalité. L'ennemi est également inclus dans cette injonction d'amour. La notion de lutte n'existe que contre le péché, contre la méchanceté propre et structurelle. Certes la violence fait partie de cet éon, mais y montre justement son aspect négatif. A l'inverse le royaume de Dieu s'édifie sans violence, oui ses prophètes élus et finalement son fils se livrent à cette violence sans résister. Bien sûr il existe des moyens justifiés de défense, en premier à l'égard d'autrui devant être protégé, mais la violence dans le but d'imposer la religion ou soi-même est rejetée (Romains 12, 17 et suiv; Pierre 2,19 et suiv).

4.3 Echange merveilleux (admirabile commercium)
Délivrance de la peur agressive

Dans la manière de maîtriser le monde il y a une "marque de positionnement unique" du christianisme. Commençons par la base de la faute comme la caractérise Gen 3 : la faute est la possibilité dilapidée, à la dimension divine, d'être à son image, de puiser sans réserve sa propre image de son début divin. Genèse 3 met un terme au dispensateur de la vie : elle raconte le mal, car elle présume en lui le grand détenteur de la vraie vie. Saint Augustin généralise en une formule : la faute est "l'amour de soi poussé jusqu'à la destitution de Dieu".

Ici commence l'incarnation de Jésus: "donner sa vie comme rançon d'un grand nombre" (Marc 10, 44 et suiv), de même "le sang de l'alliance sera versé pour un grand nombre" (Mc 14, 24). La vie et le sang sont versés dans le néant qui est ouvert par le comportement ontique de l'être humain et encore bien davantage par son erreur de comportement personnel. Le sacrifice de Jésus se jette dans cet abime de l'être humain qui a entraîné la création avec lui, se jette dans le néant pour le relever. La kénose est le mystère de la "destruction" volontaire de Dieu comme l'exprime l'hymne philippien. En lui, dans une profondeur insondable psychologique et métaphysique, est née la volonté "d'œuvrer à sa propre destruction"… Il est descendu jusque là. Non seulement sur la terre mais encore à une profondeur que nous ne pouvons mesurer ; une profondeur et un vide effroyable dont nous ne pouvons seulement en prendre conscience que quand nous atteint réellement et intérieurement ce qu'est le péché. C'est la destruction de la victime qui expie, délivre et renait"17.

S'y ajoute, d'une manière épouvantable manière elle-même, la non reconnaissance de la vie de Jésus par beaucoup de contemporains de l'époque. Son sacrifice vise un admirabile commercium : "le Seigneur paie pour les serviteurs." C'est le sens du renoncement de Dieu à sa divinité pour rouvrir la relation première : être-avec au lieu de être-moi, vivre l'existence comme don non comme avoir.

Du point de vue du monde coupable, la croix se formule ainsi : retrait d'une vie personnelle "meurtrière", à sa place un oubli de soi délivré de toute peur, une vie en proexistence, guérison des ruptures de relations méchantes et destructrices de l'individu, le nouvel échange de don communicatif = don et don en retour de la vie l'un pour l'autre, dans le "joyeux échange" du remerciement, devant Dieu, entre homme et femme, fratries et créatures; vivre la vie en relation issue du "don pur"18 de l'origine divine et de l'autre être humain.

Actuellement il faut assurément retenir combien effroyable a été le renoncement du Fils à sa qualité de fils comme Balthasar l'exprime avec force dans l'expression : "Ainsi je décidai de me donner, de me donner de moi-même. A qui ? Peu importe. Au péché, au monde, aussi à tous, au diable, à l'Eglise, au royaume céleste, au Père … Etre simplement celui qui a été livré. Le corps sur lequel se rassemblent les vautours. Celui qui a été dévoré, mangé, bu, enseveli,
versé. Le ballon. L'exploité. Celui qui a été pressé jusqu'à la lie, piétiné jusqu'à l'infini, écrasé, dilué en air, versé à l'océan. Celui qui a été dissous. … "Dieu lui-même a été épuisé en moi"
19 Peccatum factum pro nobis s'appelle l'inimaginable drame selon les mots de Paul (2 Cor. 5, 21), tout aussi laconique qu'épouvantable, qu'apportant la consolation.

Car justement cela console : "l'amour dissipe toute crainte. De cet éclair d'amour qui consume tout il ne reste pas même de la cendre de ma faute."20 Dans une telle expérience la faute chargée de peur devient heureuse ; elle a trouvé le Sauveur. "Flot après flot coule de Toi sans arrêt, pour toujours, des flots d'eau et de sang, (…) qui se déversent sur les déserts de la faute, qui l'enrichissent surabondamment, débordant tout accueil, au-delà de tout désir."21

4.4 Une vie de plénitude
Dans le monde et non du monde

Le "goût de la grâce" signifie le don pur de la (nouvelle) vie en abondance sans obligation de retour : "Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en plénitude" (Jo10, 10). C'est seulement la pensée du "don pur" qui ajoute la nouveauté décisive du changement chrétien du monde à l'idée de la seule logique de l'échange. Ainsi s'ouvre une nouvelle image de Dieu : A "la vie en plénitude" on reconnait l'imperfection du monde, oui de la culture d'une façon générale qui repose essentiellement sur l'échange mais pas sur le don sans réserve. Le don doit devenir "superdérogatoire", submergeant toute demande et toute attente et toute dette, il est selon le paradigme de Jésus l'abondance même, la "clémence" pure, la joie de donner. "Si quelqu'un te prie de l'accompagner sur une lieue, fais en deux avec lui ; si quelqu'un veut avoir ta tunique, donne-lui aussi ton manteau." (Mt 5,40) Le caractère d'une telle nouvelle possibilité d'être bon se laisse "traduire " dans le monde social pour vérifier et donner un nouvel élan à l'équité de l'échange. Alors se vérifierait la phrase :"donne car on t'a donné"23 Ainsi le retour de même valeur se transforme en une attitude de transmission libre et désintéressée. Le plus bel exemple en est l'amour. Il ne peut pas être mis en parallèle avec la justice, des deux côtés elle ne repose que sur la base de celui qui n'est pas endetté, d'éléments librement offerts.

Le superflu s'exerce comme liberté de ce qui est accordé, comme don de soi : qui est dans le monde, qui va dans le monde. L'existence devient pro-existence : source pour d'autres. "Celui qui croit en moi, des fleuves d'eau vive couleront de son sein" (JO 7, 38)

4.5 Victoire sur la peur de mourir du monde

Encore une dernière conséquence : la maîtrise du monde doit également maîtriser la mort et la peur qui répond devant la caducité de toute chair. Seul le christianisme pouvait formuler des propositions en différence au fond de résonnance de la philosophie antique où la chair est le pivot: caro cardo, ou autrement : carne carnem liberans : "Il délivre la chair par la chair". 24

Selon la compréhension du christianisme Dieu n'est pas simplement "puissance neutre", grandeur magique, dynamique, mythique mais un visage humain. Et c'est justement dans cette chair que se réalisa quelque chose d'inouï, s'étend selon un développement conséquent de celui qui s’est fait caution –notamment par la résurrection personnelle de la mort. Déjà Job (13, 15) lance son propre cœur par dessus la muraille de la peur de la mort ; "Quand bien même il me tuerait, j'espérerais en lui." C'est dans ce dépassement de la mort que réside la libération de la vie.

L'inévitable fin de l'être humain devient le plein accomplissement chrétien [accomplissement =Vollendung, mais l'auteure écrit Voll-Endung ce qui souligne la plénitude de l'accomplissement]. L'accomplissement signifie en effet : fin de la mort comme suite de la destruction agressive du tout. Ce qui est créé est délivré de façon durable : "Egalement la création doit être affranchie de l'esclavage de la caducité pour participer à la glorieuse liberté des enfants de Dieu." (Ro 8, 20 et suiv) doxa, la grandeur de l'être humain, doit devenir visible pour la première fois, à l'image de son créateur en l'absence de péché et de mort.

Cette grande eschatologie englobe tout, ne laisse rien qui ne soit délivré et les lettres des apôtres n'ont pas trouvé d'autre terme plus juste qu'à reprendre toujours doxa, la grandeur. L'Apocalypse donne forme au même concept dans l'image d'une ville parfaite et lumineuse. Il est tout aussi touchant et digne de réflexion que le but de tout espoir est exprimé dans des images variables de toute beauté –la beauté est la fin des chemins du Seigneur. Mais la beauté n'est que le reflet de la véritable grandeur : la victoire sur la mort. Ici se situe la plus grande matérialisation de l'espoir : "A ce Dieu qui ressuscite les morts et qui appelle à la vie ce qui n'est pas", on peut aussi "espérer contre toute espérance" (Ro 4,18 et suiv.).

5. Etre dans le monde et non du monde

Ce sont justement les grandes religions qui ont besoin –en raison de leur grandeur-de l'éventuel passage déstabilisant par la peur et la défensive : Car alors peut venir la consolation, seulement alors l'éprouvé sait ce qu'il sait.

La conception chrétienne du monde vient en discussion quand elle sait de quoi elle parle elle-même: de l'homme dans sa globalité, angoissé, nécessitant la délivrance et délivré. Le christianisme a le droit de tenir à sa différence par rapport aux autres religions, humblement quand elle la conçoit non comme arrogante mais comme constructive. Il a l'avantage de dire oui à la vie, à la présente et aussi à celle à venir, de ne pas voir l'extinction comme objectif de vie (ce qui, rétroactivement, jette également une ombre ascétique sur cette vie). Il a comme fond un visage, une personne : le visage du fils, son entrée dans le malheur terrestre et sa promesse de renversement du tout dans un bonheur resplendissant. Nihil humani alienum, rien d'humain ne lui est étranger.

Ainsi il peut y avoir –avec des croyants imprégnés religieusement différemment- une attention commune sur la création, un effort commun pour l'éducation du corps et le combat contre les peurs agressives de toute sorte, il peut aussi y avoir un silence commun et une prise de conscience de la paix qui nait de l'intérieur, spécialement une purification commune des sens devant les surexcitations naissantes –ceci ne représente cependant d'abord pour le chrétien que les barreaux d'une échelle qui ne conduit pas tout simplement à une nature divine, à un divin soi, à un divin tous-un ou au néant, mais au visage du Dieu Vivant qui, par ailleurs, est simultanément un visage humain fascinant.25 On ne peut déterminer d'avance, ni en aucune façon exclure, jusqu'où les barreaux de l'échelle, d'autres attitudes spirituelles peuvent conduire au mystère du Christ. Mais est ce que respirer est déjà prier ? La capacité, digne d'admiration, d'étouffer la douleur dont sont capables les yogis est-elle déjà la félicité d'une rencontre? L'appartenance à Bouddha est-elle véritablement identique à la plénitude de la vie dont parle le sermon sur la montagne ?

Dans le sermon sur la montagne l'homme n'est pas négligé, il est consolé. Au lieu de l'anéantissement définitif l'Ecriture promet l'élévation. Dieu n'est pas un dieu qui détruit ou qui prive mais celui qui accomplit l'égalité. Même la "chair", qui dans toutes les cultures est éphémère et pourrissable, est transformée en "corps libre de souffrance".26 La résurrection de Jésus, où il garda toutes les plaies de ses tortures sur son corps transcendé, est le signe pour la conservation identique et la transcendance de ce qui a été brisé, détruit et inachevé sur terre. D’autant plus que cet enseignement attise la peur, il est fondamentalement dépassement de toute résistance. "Restons inébranlablement attachés à l'espérance dont nous faisons profession, sûrs de la fidélité de celui qui a fait la promesse". (Hé 10, 23)

La question était : une vie de plénitude est-elle possible, sans peur ni cupidité ? Il y a une voie qui conduit à une force qui échange l'obsession de nous-mêmes avec la vie de Dieu : Gratis e con amore dit la nouvelle mélodie de l'existence, ne plus dévorer ni être dévoré. Notre repliement craintif sur nous-mêmes est submergé, plongé dans une vie originelle qui coule à flots. Dieu est relation, brûlant don de soi-même. Il répond au désir de vie, librement, souverainement, les mains ouvertes (nous savons même : le cœur ouvert). Certes on n'est pas délivré subitement de la peur, il faut beaucoup de tentatives pour se laisser délivrer par Lui. "Je me compte, mon Dieu, mais toi Tu as le droit de me dilapider" (Rilke). La foi dissout ce mouvement naturel à se cramponner à soi et offre la vie à chacun en surabondance. Oh radieux échange : "vous avez reçu gratuitement, vous devez donner gratuitement". (Mt 10,8)

6. Le triple conseil de l'Evangile
selon l'expérience d'Hildegarde de Bingen

Celui qui est inondé de cette nouvelle vie dépourvue de peur peut mettre un terme à une triple avidité, à un triple combat contre "le monde": le combat pour la richesse, pour le sexe (comme simple assouvissement de l'instinct), pour la puissance.

L'Evangile conseille de transformer l'agressivité en force:

- par la pauvreté ; au nom d'un plus grand détachement, accueillir toujours davantage;

- par la chasteté : car chaste vient de conscius = conscient ; ainsi chasteté signifie savoir celui qu'on aime uniquement pour lui-même;

- par l'obéissance ; savoir écouter la voix de l'autorité : c'est la voix qui me "fait grandir" (augere) au lieu de la sujétion à ses propres humeurs.

Cela contredit-il vraiment trop notre véritable nature? Faisons confiance à l'expérience d'Hildegarde de Bingen qui, en tant que bénédictine, a suivi ce triple conseil : " Si l'être humain saisit ainsi le bien il se quitte soi-même, goûte la force et boit. Il en est fortifié comme les artères d'un buveur se remplissent de vin. Il ne sera jamais excessif comme un buveur de vin qui ne se maîtrise plus et ne sait plus ce qu'il fait. C'est ainsi que les justes aiment Dieu à l'égard duquel il ne peut y avoir satiété mais seulement ravissement en pure durée". 27

L'engagement s'appelle simplement: se quitter soi-même mais se quitter sereinement. Il y a un visage, un nom, le seul d'ailleurs, qui offre ce vin : Christus medicus. Car la vie est conçue avec santé et bonheur, non avec malheur. "Ainsi l'amour a parfaitement accompli son œuvre, petit à petit, mais clairement et sûrement afin qu'il ne reste pas un point faible mais bien plutôt qu'il y ait plénitude". 28

"Quand quelqu'un se subordonne à Dieu du haut d'une soumission triomphante et l'emporte sur Satan, il s'élève et bénéficie du salut de la protection divine. Et quand, embrasé par l'Esprit Saint, son cœur s'élève et que son regard se tourne vers le Seigneur alors y apparaissent en une claire limpidité les esprits bienheureux et offrent à Dieu le don de son cœur". 29

Sous sa protection l'être humain se redresse, revit, ouvre ses bras. La volonté de Dieu se transforme en action. "Auprès de Lui je trouve la richesse des forces de Dieu, de sorte que, en confiance, je m'élève de force en force" 30 C'est l'expérience la plus ancienne : un tel service ne plie pas mais renforce. Celui que Dieu a touché n'est pas esclave mais être libre. "Que tes yeux sont beaux quand ils proclament le divin."31 C'est un retour à la maison, non pas seul chez lui de même chez soi-même –et en même temps libération du monde. "Quand l'être humain ouvre son cœur à Dieu et par là le rend lumineux, tout ce qui était sec verdira. Le blé et le vin poussent sous l'effet de cette force secrète." 32 également le blé et le vin de son propre cœur. Et ceci n'est pas dit en tant que connaissance théologique livresque ou que mystique exaltée mais cela concerne le quotidien et est à vérifier à sa pierre de touche. Il arrive des choses étonnantes: Quelque chose d'autre, non, quelqu'un d'autre a occupé le centre de la pensée et de l'action et l'âme chargée a posé sa charge, est plus grande qu'auparavant. "oh esprit de feu, loué sois tu ! …

Par toi le cœur de l'être humain est embrasé. Et la poitrine enserre toutes les forces de l'âme. C'est de là que la volonté s'élève et donne à l'âme son parfum." 33 L'assurance avec laquelle Hildegarde exprime ce mouvement d'attirance de l'âme vers Dieu porte en soi le sceau de la vérité : Il y a la force de l'autre côté et, saignant de toutes ses blessures mais heureux, on peut s'abandonner à elle. "La guérison vient du cœur, quand l'aurore d'un nouveau départ apparaît. Ce qui éclate alors dans la nouvelle aspiration à Dieu et à l'empressement pour son œuvre, notre monde, est inexprimable." 34 "Et c'est ainsi que l'être humain, qui est le refuge de ses miracles, le reconnait avec le regard de la foi et l'embrasse avec le baiser du savoir."35 Oui, l'être humain a un besoin originel d'être embrassé et pris dans les bras, mouvement qu'il accueille continuellement et qu'il transmet avec joie.

Cela signifie : être dans le monde mais ne pas être du monde.

1. Hildegarde de Bingen, Liber vitae meritorum (=LVM); das Buch der Lebensverdienste (le livre des mérites de la vie), traduit et expliqué par Heinrich Schipperges, Salzbourg 1972.

2. Hildegarde de Bingen. Umarmt vom lebendigen Licht. Prophetische Worte und Gebete (Embrassé par la lumière vivante. Paroles prophétiques et prières), édité par Maria-Assumpta Hönmann, Fribourg 1993 (=lumière), 113.

3. LVM

4. Hildegarde de Bingen, Liber divinorum operum (=LDO), PL 197; en allemand in : Hildegarde de Bingen, Welt und Mensch (le monde et l'être humain). Le livre "De operatione Dei", traduit et expliqué par Heinrich Schipperges, Salzbourg 1965 (=WM), 29 WM=abréviation de "le monde et l'être humain", en allemand

5. lumière, 114.

6. lumière, 52.

7. lumière, 128.

8. LDO 908f; WM 194 f.

9. lumière, 58.

10. Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung (Le monde comme volonté et représentation) II, 4, 48.

11. Ce qui suit utilise les réflexions de Michel Henry, "Ich bin die Wahrheit" Für eine Philosophie des Christentums (Je suis la vérité." Pour une philosophie du christianisme), Fribourg 1992.

12. Voir Martin Heidegger, Sein und Zeit (être et temps), Halle 1928 § 58 "Dasein ist Schuld" (l'existence est une faute).

13. Ivan Tourgueniev, Genug. Ein Abschnitt aus den Aufzeichnungen eines verstorbenen Malers (Assez, extrait du journal d'un peintre défunt), in : id. Erzählungen (Récits) 1857-1883. Gedichte in Prosa (Poèmes en prose), Darmstadt21998, 183.

14. Reinhold Schneider, Winter in Wien (hiver à Vienne), Freiburg 1958

15. Schopenhauer, cité selon Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung (le principe espérance) Francfort 1960, III, 1384, 52, V.

16. Aurelius Augustinus (Saint Augustin), De civitate 14,28.

17. Romano Guardini, Der Herr. Ueber Leben und Person Jesu Christi (le Seigneur. De la vie et de la personne de Jésus Christ) (1938), Fribourg 31983,431.

18. Jacques Derrida a formulé le don pur (en français dans le texte) comme échappatoire à la simple logique d'échange dans : Falschgeld. Zeit geben I (Fausse monnaie. Donner du temps), Munich 1993. [Edition française : Galilée]

19. Hans Urs von Balthasar, Das Herz der Welt (le coeur du monde), Zürich 1945, 133

20. Thérèse de Lisieux, Poésies I, Paris 21988, 54.

21. Balthasar, le cœur du monde, 113.

22. Paul Ricoeur, Das Rätsel der Vergangenheit : Erinnern-Vergessen-Verzeihen (le rébus du passé –souvenir-oubli-pardon), Göttingen 1998,156.

23. Ibid, 59.

24. Caecilius Sedulius (+ env. 250), A solis ortus cardine,, in Andreas Schwerd (éditeur), Hymnen und Sequenzen (Hymnes et séquences), Munich 1954, 38.

25. Romano Guardini Paysage de l'éternité, Munich 1958, 175 : dans la comédie divine de Dante, apparait, dans l'insaisissable lumière de la Trinité et de façon surprenante, un visage humain : compréhensible, reconnaissable, grandiose.

26. Notkeri poetae liber ymnorum/Notker du poète Hymnenbuch (livre des hymnes) édité par Wolfram von den Steinen Berne/Munich 1960, 31 : Feria II/Die Montagshymne (l'hymne du lundi) : "resurgens et impossibile sumpsit".

27. WM 48.

28. WM 31.

29. WM 28

30. Lumière 61.

31. Lumière 39.

32. Citation selon Cecilia Bonn, Predigten zum Fest der hl. Hildegard, Abtei St. Hildegard (prédications à l'occasion de la fête de Ste Hildegarde, abbaye Ste Hildegard) o.J., 5

33. Lumière,63 et suiv.

34. Brief an Papst Anatasius IV (lettre au pape Anastase IV)

35. LDO 998 ; WM 280.


Note de la CMIS: le texte original est en allemand.

 

COMMENT ÊTRE AU SERVICE DE L'EGLISE
COMME LAÏCS ET EN TANT QUE LAÏCS?

 

Pierre Langeron
France

Monsieur le Cardinal, Monseigneur, chère Ewa, cher(e)s ami(e)s,

À l’occasion de la Pentecôte, le journal catholique français La Croix a publié un dossier sur le thème : « Ces laïcs qui font fonctionner l’Église ». Et sous le titre en première page, une très grande photo : une dame âgée qui – depuis 25 ans, précise-t-on – prépare un beau bouquet de fleurs devant l’autel d’une église vide… Choc des photos. Est-ce déjà la réponse à la question qui nous est posée cet après-midi? Est-ce le service que l’Église attend des laïcs?

Allons jusqu’à l’absurde : peut-on imaginer une Église sans laïcs? Il y a quelques années à Florence, au Musée des Offices, un petit tableau médiéval avait attiré mon attention, avec un titre qui était à peu près : la cité idéale. On y voyait un beau village avec ses maisons et son église, dans une campagne paisible; des hommes et des femmes occupés aux activités ordinaires de la cité terrestre : des laboureurs aux champs, des artisans dans leurs ateliers, des femmes à la cuisine. Tout respirait la sérénité et l’harmonie, dans une douce lumière dorée. Un beau tableau, oui; une cité pleinement chrétienne, comme un achèvement. Juste une petite précision : il n’y avait que des moines et des religieuses… Quelle image étonnante d’une Église … sans laïcs, et sans postérité ! Or une Église sans laïcs serait comme une école sans élève, ou un hôpital sans malade.

Mise à part cette illusion symbolique d’un artiste du Moyen Âge, revenons à cette évidence : il y a des laïcs dans l’Église. Et puisqu’il s’agit d’examiner comment les laïcs peuvent servir l’Église en tant que laïcs, commençons par observer notre assemblée. Elle est presque exclusivement composée de laïcs. Oui, les membres d’Instituts séculiers sont et restent des laïcs. Je rappelle avec plaisir l’excellente formule de notre vieil ami Mgr Dorronsoro : « pleinement laïcs et pleinement consacrés ». Nous ne sommes pas des laïcs à moitié, nous ne sommes pas des consacrés à moitié. C’est la grande « révolution » de Provida Mater, pour reprendre les termes du P. Beyer. Jusqu’alors en effet, un laïc qui s’engageait dans la vie consacrée quittait l'état laïc et devenait religieux; on ne pouvait être laïc et consacré, c'était l'un ou l'autre. Depuis 1947 dans nos Instituts, il est désormais possible d'être laïc et consacré, de s’engager dans la vie consacrée sans quitter l’état laïc. Paul VI parlait de « la double réalité de notre configuration »1. Laïc à 100%, et consacré à 100%; c’est la merveille de notre vocation, et tant pis pour les mathématiques. Être laïc n’est pas seulement une manière de vivre, comme un religieux qui exercerait un métier séculier et vivrait dans les conditions ordinaires du monde. Paul VI expliquait : « Votre condition existentielle et sociologique devient votre réalité théologique et votre voie pour réaliser le salut »2. Nous sommes pleinement laïcs et pleinement consacrés. Il n’est pas sûr que dans l’Église, dans nos paroisses, et peut-être même dans nos Instituts, cette vérité ontologique soit toujours bien comprise, ni même bien vécue par certains de nos membres.

Cumuler deux états de vie n’est d’ailleurs pas une nouveauté dans l’Église : il est évident pour tous, et depuis longtemps, qu’un prêtre qui s’engage dans la vie consacrée reste pleinement prêtre tout en devenant pleinement franciscain, jésuite ou oblat de Marie Immaculée. Je prends à témoin les prêtres dans notre assemblée, qui sont membres d’Instituts séculiers cléricaux : ils sont pleinement prêtres et pleinement consacrés : leur consécration ne diminue en rien leur état clérical.

Après avoir brièvement rappelé ces quelques données de notre vocation, nous pouvons aborder le cœur même de notre sujet : « Comment être au service de l’Église comme laïcs et en tant que laïcs? ». La matière est immense, et je ne suis ni théologien, ni historien, ni sociologue, mais seulement juriste, professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille en France, très engagé dans mon Université, mais aussi dans les paroisses, dans mon diocèse et dans des œuvres sociales ou éducatives d’Église. J’ai également vécu comme une grande grâce ma participation de 9 ans au Bureau de la Conférence nationale des Instituts séculiers de France, lieu de communion fraternelle et d’échanges constructifs, et organe moteur de nombreuses réalisations au service de nos Instituts.

Notre sujet est comme une grande montagne : on peut la photographier sous bien des aspects sans jamais l’épuiser. Nos précédents Congrès ont amplement développé certains de ces aspects, comme la présence au monde et la sécularité. Je tiens compte par ailleurs des autres conférences sur le thème général de notre Congrès : « À l’écoute de Dieu dans les sentiers de l’histoire : la sécularité parle à la consécration ». Aussi, dans le temps qui m’est donné, et pour ne pas épuiser votre attention en cette chaude après-midi d’été, je voudrais simplement détailler avec vous quelques points qui, dans le contexte actuel, semblent mériter une attention particulière et plus de clarté. Je les regrouperai autour de deux axes simples : les laïcs et l’Église d’abord, les laïcs et la mission de l’Église ensuite, en me référant surtout aux enseignements du Concile Vatican II, dont nous célébrons avec joie le 50e anniversaire3.

I – Les laïcs et l’Église

Je centrerai le premier point de cette conférence sur l’Église, et la place des laïcs dans l’Église. Je ne suis pas théologien : je ne me risquerai donc pas à des analyses théoriques qui dépasseraient largement mes compétences, et je me limiterai à quelques textes essentiels de Vatican II.

Pour comprendre comment les laïcs sont appelés à servir l’Église, il nous faut envisager une question préalable et fondamentale : comment servons-nous l’Église? de l’intérieur ou de l’extérieur? Ou, plus précisément, quelle est notre place exacte de laïcs par rapport à l’Église? Sommes-nous seulement des utilisateurs extérieurs de services spirituels et matériels que nous offre l’Église? Ou bien sommes-nous des acteurs dans l’Église, lui apportons-nous une contribution spécifique? Pour répondre au mieux à cette question, je vous propose de dérouler notre réflexion en quatre temps.

Que veut dire pour un laïc : servir l’Église en tant que laïc?

Pour bien comprendre la question, commençons logiquement par nous demander ce que signifie le terme « service ». Que nous apprend l’étymologie?

Le mot service en français, service en anglais, servizio en italien ou encore servicio en espagnol, vient du latin « servus », qui voulait dire : esclave. L’aspect passif est très net : servir, c’est obéir. L’allemand aussi est proche, mais avec une étymologie différente : Dienst et bedienen. Aujourd’hui encore, cette signification originelle est utilisée dans le langage courant : on parle volontiers de personnel de service, d’une entrée de service, de la qualité du service dans un restaurant, ou encore du « service militaire » (Wehrplicht en allemand, avec en plus la dimension morale du devoir à accomplir). Dans cette première perspective, le laïc au service de l’Église apparaît d’abord comme celui qui obéit aux autorités de l’Église.

Poursuivons l’analyse du mot « service ». Le terme servus a été enrichi de sens nouveaux, comme beaucoup d’autres, au temps de l’empire romain d’Orient, devenu officiellement chrétien après l’édit de Thessalonique en 380. De même que l’imperium est devenu ministerium (d’où le qualificatif de ministères dans l’Église, par exemple), de même le servitium est devenu une fonction, une responsabilité au service des autres. Aujourd’hui, par exemple, on parlera sans équivoque de service public : celui de l’éducation, de la santé, des transports, etc.; service public signifie avant tout service du public – même si, hélas, ce n’est pas toujours vrai en pratique! Dans cette deuxième perspective, le laïc au service de l'Église assume une fonction active au profit des autres membres de la communauté des croyants.

Le mot « service » a donc deux significations, qu’il faut bien connaître et distinguer. Prenons l’exemple d’une école : les enfants et leurs parents sont habituellement des consommateurs de la formation délivrée et des services offerts. Mais dans certains pays et dans certaines cultures, les parents et les autorités locales, parfois aussi les enfants, sont aussi des acteurs de l’école, associés aux choix pédagogiques, culturels et même économique. Il s’agit moins d’un partage de l’autorité que d’une participation à son exercice, avec une contribution spécifique.

Les laïcs et la structure de l’Église

Dans un deuxième temps de notre réflexion, et en partant des deux sens du mot « service », demandons-nous ce qu’est l’Église que les laïcs sont appelés à servir en tant que laïcs.

Dans la constitution dogmatique Lumen Gentium, l’Église est d’abord présentée comme un mystère, que des images peuvent aider à illustrer : construction, temple, bercail, famille, champ de Dieu, etc.4 L’Église est aussi présentée comme le peuple de Dieu, la foule des hommes qui croient au Christ (christifideles) et qui ont été baptisés. L’Église est le Corps mystique du Christ, une communauté spirituelle de foi, d’espérance et de charité.

Mais elle est aussi une assemblée visible, une société organisée selon un principe hiérarchique5 : « Le Christ Seigneur, pour assurer au peuple de Dieu des pasteurs et les moyens de sa croissance, a institué dans son Église des ministères variés qui tendent au bien de tout le corps (…), pour que tous ceux qui appartiennent au peuple de Dieu (…) parviennent au salut (…). »6

Nous trouvons ici l’aspect le plus connu et le plus visible de l’Église-institution : la distinction des clercs et des laïcs. Nous savons tous que l’ensemble des clercs est structuré en trois niveaux : d’abord le collège des évêques, avec à leur tête le Pape; puis les prêtres, qui sont les collaborateurs des évêques dans l’exercice de leur charge; et enfin les diacres. Tous les autres membres de l’Église sont des laïcs. Soit on est clerc, soit on est laïc : sive clericos, sive laicos, selon la formule traditionnelle. Un laïc est donc celui qui n’est pas clerc. Cette définition négative du laïc justifie une certaine vision cléricale de l’Église qui a marqué des siècles de notre histoire : l’Église, ce sont d’abord et surtout les clercs. Le langage courant en a d’ailleurs conservé de nombreuses traces : en français, par exemple, on parle encore volontiers des « gens d’Église » ou des « biens d’Église ». Et dans certaines assemblées dominicales, la prière universelle mentionne volontiers l’Église et ses pasteurs, puis les fidèles – comme si les fidèles n’étaient pas aussi l’Église.

Cette approche institutionnelle a engendré une étrange vision de l’Église, l’image d’une construction originale. Tout d’abord, une pyramide, bien structurée, avec les trois niveaux que nous avons rappelés. En dessous de cette pyramide et distincte d’elle, la masse informe des fidèles. Enfin et à côté, dans une situation un peu complexe, l’ensemble des religieuses et religieux. D’où cette place des laïcs dans l’Église, qu’un Pape avait clairement résumée : « Personne ne peut ignorer que l’Église est une société inégale dans laquelle Dieu a destiné les uns à commander, et les autres à obéir. Les premiers sont les clercs, et les seconds les laïcs ». Ce propos est de Grégoire XVI, au milieu du XIXe siècle. Il exprime bien, pour les laïcs, le premier sens du mot « service » que nous avons dégagé : servir, c’est obéir.

Dans une telle logique, le service des laïcs est réduit au service de l’institution Église; ce que beaucoup de sociologues ont pu appeler le cléricalisme. Dès le Moyen-Âge occidental, les papes eux-mêmes avaient revendiqué cette autorité première des clercs sur les laïcs et sur la société civile tout entière. La meilleure illustration en a été fournie par la « théorie des deux glaives », en partie inspirée de St Bernard : « Dans l’Église et en son pouvoir, il y a deux glaives (i.e. deux pouvoirs), le spirituel et le temporel. Les deux sont au pouvoir de l’Église. Le premier doit être utilisé par l’Église, et le second pour l’Église. L’un par la main du prêtre, et l’autre par la main du roi et du soldat, mais avec l’accord et sur l’ordre du prêtre. »7 Ces propos très officiels du pape Boniface VIII, au début du XIVe siècle, illustrent cette volonté et souvent cette pratique de l’Église à exercer son pouvoir sur la société temporelle et l’activité des laïcs. Ici, la notion d’obéissance est première, l’activité des laïcs ne peut s’exercer que dans le cadre et sous l’autorité des clercs.

En philosophie politique, cette approche médiévale a été qualifiée d’ « augustinianisme politique », en référence à St Augustin bien sûr, ou plus simplement de « sacerdotalisme ». Elle a fortement imprégné notre histoire et notre culture en Occident, peut-être même jusqu’à nos jours. En voici juste quelques exemples :

- Pendant le Moyen-âge : les Papes faisaient et défaisaient les rois et les empereurs; l’histoire de l’Allemagne ou de la Sicile, par exemple, en a été profondément marquée;

- Parmi les erreurs énoncées en 1864 par le bienheureux pape Pie IX dans le célèbre Syllabus : toute séparation de l’Église et de l’État est condamnée, car l’Église perdrait alors son pouvoir et son influence sur l’État (nº 55);

- La société québécoise a longtemps vécu dans l’étroite dépendance du clergé, jusque dans les questions strictement personnelles et familiales; cette longue période est parfois critiquée aujourd’hui comme « le temps de la grande noirceur »;

- Dans l’Italie de l’après-guerre, caractérisée par l’existence de deux grands partis, la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, des évêques n’hésitaient pas à éclairer leurs fidèles en leur rappelant avec insistance, au moment des élections, qu’ils étaient dans une démocratie et qu’ils étaient chrétiens…;

- Faut-il rappeler enfin que la charge de la catéchèse est longtemps restée le monopole des clercs et des religieuses, les laïcs n’étant pas jugés sûrs même s’ils étaient bien formés.

On pourrait encore ajouter qu’aujourd’hui, dans certains pays de vieille chrétienté où l’importance de l’Église continue de diminuer, on constate comme un retour de ce cléricalisme. Pour quelques jeunes prêtres par exemple, il est une réponse compréhensible au besoin de renforcer une identité menacée. Pour d'autres parfois, il alimente l’espoir d’un retour à une pyramide d’autorité, où les laïcs redeviendraient de fidèles exécutants.

On observera enfin que cette vision cléricale de l’Église a été diversement mise en œuvre dans les pays où le christianisme s’est implanté plus tardivement. Souvent les missionnaires occidentaux l’ont emportée avec eux par conviction, ou par nécessité. À l’inverse parfois, ce sont les laïcs qui ont davantage porté la flamme de l’Église, comme en Corée ou au Japon.

Quoi qu’il en soit, une des premières tâches des laïcs reste bien de s’engager dans les diverses activités de leurs paroisses, de leurs diocèses et de leurs mouvements. Mais ce service est-il le seul et le plus important pour un laïc?

Les laïcs et l’Église selon Vatican II

Nous avons rappelé en commençant les deux sens du mot service, et nous venons d’en voir une illustration réductrice. Considérons à présent la véritable ecclésiologie que le Concile nous rappelle avec clarté. Dans Lumen Gentium en effet, le principe de la constitution hiérarchique de l’Église est bien sûr rappelé, mais il est éclairé, interprété, comme une communion de services entre les clercs et les laïcs. D’une part « les ministres qui disposent du pouvoir sacré sont au service de leurs frères »8.

D’autre part, les laïcs sont au service de l’Église tout entière : « Les pasteurs doivent reconnaître et promouvoir la dignité et la responsabilité des laïcs dans l’Église, leur remettre avec confiance des charges au service de l’Église, leur laisser la liberté et la marge d’action nécessaires (…) »9. La pyramide subsiste bien sûr; mais elle s’inscrit désormais dans un cercle de relations et de services réciproques.

Le bienheureux Jean-Paul II a clairement développé cette image de l’Église-communion dans son Exhortation sur les Laïcs : « La communion dans l’Église se présente comme une communion organique, analogue à celle d’un corps vivant et agissant : elle se caractérise en effet par la présence simultanée de la diversité et de la complémentarité des vocations et des états de vie, des ministères, des charismes et des responsabilités. Grâce à cette diversité et complémentarité, chaque fidèle laïc se trouve en relation avec le corps tout entier, et il apporte au corps sa propre contribution. »10

Pour nous, les Instituts séculiers, Paul VI commentait aussi : « Les Instituts séculiers doivent être encadrés dans la perspective que le IIe Concile du Vatican a définie pour présenter l’Église : comme une réalité vivante, visible et spirituelle tout ensemble, (…) composée de beaucoup de membres et d’organes divers, mais intimement unis et communiquant entre eux, participant à la même foi, à la même vie, à la même mission, à la même responsabilité, et cependant distincts par un don, un charisme particulier de l’Esprit vivificateur (…). »11

À cette communion des vocations et des services, Lumen Gentium ajoute l’égalité de tous les fidèles du Christ : « Il n’y a donc qu’un seul peuple de Dieu choisi par lui (…). Commune est la dignité des membres du fait de leur régénération dans le Christ; commune la grâce d’adoption filiale; commune, la vocation à la perfection. (…) Il règne entre tous une véritable égalité. »12

Communion de services, égalité de tous les fidèles; il reste la mission de l’Église Le décret conciliaire sur l’Apostolat des Laïcs explique : « Il y a dans l’Église diversité de ministères, mais unité de mission. Le Christ a confié aux apôtres et à leurs successeurs la charge d’enseigner, de sanctifier et de gouverner en son nom et par son pouvoir. Mais les laïcs, rendus participants de la charge sacerdotale, prophétique et royale du Christ, assument dans l’Église et dans le monde leur part dans ce qui est la mission du peuple de Dieu tout entier. »13 Les laïcs sont dont, comme les clercs, pleinement au service de la mission de l’Église dans le monde, chacun selon son état. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de cette conférence.

La tria munera

Pour bien comprendre la place et le service des laïcs dans l’Église, il nous reste à voir un aspect essentiel que les spécialistes appellent : la tria munera. Par leur baptême en effet, les laïcs participent à la triple fonction du Christ et de l’Église : fonction sacerdotale, fonction prophétique et fonction royale14. De quelle manière? Vatican II et l’Exhortation de Jean-Paul II sur les Laïcs le précisent :

- La fonction sacerdotale : « Toutes les activités des laïcs, leurs prières et leurs entreprises apostoliques, leur vie conjugale et familiale, leurs travaux quotidiens, leurs détentes d’esprit et de corps, s’ils sont vécus dans l’Esprit de Dieu, et même les épreuves de la vie – pourvu qu’elles soient patiemment supportées – tout cela devient offrandes spirituelles agréables à Dieu par Jésus-Christ. Et dans la célébration eucharistique, ces offrandes rejoignent l’oblation du Corps du Seigneur pour être offertes en toute piété au Père. C’est ainsi que les laïcs consacrent à Dieu le monde lui-même, rendant partout à Dieu un culte d’adoration dans la sainteté de leur vie. »15

- La fonction prophétique : les laïcs l’exercent d’abord par le témoignage de leur vie, « afin que brille la force de l’Évangile dans leur vie quotidienne, familiale et sociale »17. Ils l’exercent aussi par la parole, vis-à-vis de leur famille, dans leur milieu de travail et leurs divers engagements sociaux et pastoraux; c’est ainsi que les laïcs peuvent pleinement participer aux activités de catéchèse, dès lors qu’ils sont suffisamment formés. Ils peuvent enfin assumer des tâches d’accompagnement spirituel, cette fonction n’étant pas réservée aux clercs : que l’on pense d’abord à toutes les religieuses en responsabilité dans leurs congrégations, mais aussi à des laïcs comme Chiara Lubich en Italie, à l’origine des Focolari, Marthe Robin en France, à l’origine des Foyers de charité, ou Jean Vanier au Canada, fondateur de l’Arche.

- La fonction royale : il revient aux laïcs de contribuer à établir le règne de Dieu dans le monde. « Que les laïcs, unissant leurs forces, apportent les assainissements nécessaires aux institutions et aux conditions de vie dans le monde, quand elles provoquent au péché, pour qu’elles deviennent toutes conformes aux règles de la justice et favorisent les vertus au lieu d’y faire obstacle. En agissant ainsi, ils imprègneront de valeur morale la culture et les œuvres humaines. Par ce moyen, le champ du monde se trouve mieux préparé pour accueillir la semence de la Parole de Dieu, et les portes de l’Église s’ouvrent plus larges pour permettre au message de paix d’entrer dans le monde. »18

Pour conclure ce premier point sur les laïcs et l’Église, il est bon de rappeler qu’être laïc ce n’est pas seulement une condition sociologique ou un simple état de fait dans l’Église. Dans Christifideles laici, le bienheureux Jean-Paul II développe une magnifique théologie du laïcat. Utilisant la parabole évangélique des ouvriers de la vigne, il commence en effet par souligner que l’état laïc n’est pas un état par défaut (est laïc celui qui n’est pas clerc), mais un état positif dans lequel chacun fait l’objet d’un appel particulier de la part du Maître de la vigne : « tous sont appelés à travailler à la vigne ». Il existe bien une vocation laïque, comme une vocation sacerdotale ou religieuse. Cette vocation, Dieu l’adresse à tous les laïcs; encore faut-il le savoir, l’entendre et ensuite y répondre. Avons-nous assez conscience de cette vocation, même dans nos Instituts? Pourrait-on même suggérer qu’à la suite de l’année sacerdotale, qui a été amplement célébrée en 2009/2010, il y ait bientôt dans l’Église universelle une année du laïcat? Qu’en pensez-vous? Ce serait peut-être un projet que nos Instituts pourraient soutenir…

II - Les laïcs et la mission de l’Église

Après avoir examiné la place et le statut des laïcs dans l’Église, nous pouvons dans un deuxième temps de notre réflexion commune, nous interroger sur la part des laïcs dans la mission de l’Église. Quelle est la spécificité et l’objet de leur participation? Et quelle est l’étendue de leur responsabilité?

Une fois encore, vous voudrez bien excuser mon incompétence en matière de théologie. Aussi, pour exprimer simplement la mission du Christ et de l’Église dans son ampleur universelle et cosmique, je me limiterai à citer Saint Paul : le Père « nous dévoile ainsi le mystère de sa volonté, selon que sa bonté l’avait prévu dans le Christ : pour mener les temps à leur plénitude, récapituler toutes choses dans le Christ, celles du ciel et celles de la terre. »19 C’est le grand mystère de notre foi chrétienne : l’œuvre de la rédemption et du salut.

La mission de l’Église

Le Concile explicite clairement cette mission de toute l’Église : « L’œuvre de rédemption du Christ, qui concerne essentiellement le salut des hommes, embrasse aussi le renouvellement de tout l’ordre temporel. La mission de l’Église, par conséquent, n’est pas seulement d’apporter aux hommes le message du Christ et sa grâce, mais aussi de pénétrer et de parfaire l’ordre temporel par l’esprit évangélique. »20 Ce texte est essentiel à notre sujet. Il est au cœur du Décret sur l’Apostolat des laïcs, au numéro 5. Il mérite d’être commenté en détail.

Commençons par dégager ensemble sa structure :

- D’abord, un but : l’œuvre de rédemption du Christ; il s’agit bien de la dimension théologique, et même ici eschatologique, de la mission du Christ et de l’Église; non pas un but particulier, mais un but général, global, essentiel.

- Ensuite, et pour atteindre ce but, deux voies complémentaires : le salut des hommes d’une part, et le renouvellement de l’ordre temporel d’autre part; nous reviendrons sur ce point tout à l’heure.

- Enfin, deux séries d’acteurs : le texte permet de distinguer la responsabilité respective des clercs et des laïcs : c’est aux clercs en premier qu’il revient d’apporter aux hommes le message du Christ et sa grâce, par le moyen de la prédication et des sacrements; c’est aux laïcs en premier qu’il revient de pénétrer et de parfaire l’ordre temporel par l’esprit évangélique.

Ce même texte nous permet ensuite d’approfondir le service que les laïcs peuvent assumer dans l’Église. Je reprendrai ici trois éléments utiles pour notre réflexion.

1/ La mission commune de toute l’Église : il n’y a qu’une mission, mais elle a deux objets distincts. Les domaines et les moyens sont différents, mais il n’y a qu’un seul but. Le décret sur l’Apostolat des laïcs précise à ce sujet : « Bien que ces deux ordres soient distincts, ils sont liés dans l’unique dessein divin; aussi Dieu lui-même veut-il réassumer le monde tout entier dans le Christ, pour en faire une créature nouvelle en commençant dès cette terre et en lui donnant sa plénitude au dernier jour. »21
Voilà qui paraît clair. Mais dans le temps et dans l’espace, la mission de l’Église n’a pas toujours été perçue de cette manière. Au cours des derniers siècles par exemple, l’Église catholique a rencontré beaucoup d’hostilité : persécutions au Japon, au Vietnam ou en Chine, Révolution française, Kulturkampf allemand, guerre des Cristeros au Mexique, anticléricalisme italien, guerre d’Espagne, etc. L’Église s’est souvent repliée sur sa mission spirituelle : la liturgie, les sacrements, la prière et les dévotions, les pèlerinages, la morale personnelle, familiale et sexuelle. Un grand jésuite, Michel de Certeau, a même parlé d’une « Église hors de l’histoire » - c’était moins vrai dans les pays de mission.

Cette approche restrictive de la vie chrétienne existe encore. Aujourd’hui par exemple, on trouve, sur divers continents, de nombreuses populations très croyantes et pratiquantes, mais qui réduisent parfois la vie chrétienne à cette dimension trop exclusivement spirituelle et sacramentelle. En Mars dernier, dans l’avion qui l’amenait au Mexique, notre Pape Benoît XVI a évoqué cette situation.

Avec le grand courage de la vérité qui le caractérise, il a osé la qualifier de schizophrénie :
« On voit en Amérique latine mais ailleurs aussi, une certaine schizophrénie chez certains catholiques entre morale individuelle et morale publique. Dans la sphère privée, ils sont catholiques, et croyants à titre personnel. Mais dans la vie publique, ils suivent d’autres chemins qui ne correspondent pas aux grandes valeurs de l’Évangile, nécessaires pour la fondation d’une société juste. Par conséquent, il faut éduquer à surmonter cette schizophrénie, éduquer non seulement à une morale individuelle, mais aussi à une morale publique, et c’est ce que nous essayons de faire avec la doctrine sociale de l’Église. »22

Permettez-moi d’évoquer un exemple plus personnel. Un membre de mon Institut est Philippin. Il travaille à Manille dans une grande entreprise. Cette entreprise faisait un jour l’objet d’un contrôle fiscal, et elle devait payer une assez grosse amende. L’inspecteur lui a dit clairement qu’il pouvait effacer cette amende s’il lui versait discrètement, en billets de banque, une somme à négocier. Il a longtemps insisté; finalement, il s’est énervé en disant : « il faut absolument conclure avant 17 heures, car après je vais à l’église pour le chemin de croix et pour la messe »…!

Pour aider à préciser la mission de l’Église, et donc celle des laïcs, le Concile reprend les thèmes de St Augustin et rappelle clairement cette « compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste »23 : « Ce divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps. (…) Que l’on ne crée donc pas d’opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, et la vie spirituelle d’autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain et surtout envers Dieu lui-même (…).24 Le texte encourage ensuite les chrétiens à une synthèse vitale entre les deux domaines, spirituel et temporel.
L’Église et sa mission ne peuvent se comprendre que dans la perspective de l’Incarnation.

2/ Le salut des hommes : derrière la banalité apparente de cette expression bien connue, il y a une grande vérité que le Concile a remise en lumière. Jusqu’alors en effet, il était habituel dans l’Église de parler des âmes plus que des hommes. Aviez-vous remarqué cette petite différence dans les mots? Hier, on disait volontiers qu’il fallait sauver les âmes, conduire les âmes à Dieu, etc. Depuis Vatican II, l’Église parle surtout des hommes. Car c’est toute l’anthropologie chrétienne qui est en cause dans cette question de vocabulaire. L’Église rappelle avec force que l’homme est « corps et âme, mais vraiment un »25. C’est peut-être le bienheureux Jean-Paul II qui a le mieux exprimé ce mystère, avec la force et la puissance habituelle de ses formules. Dès sa première encyclique, Redemptor hominis, il martèle en un seul paragraphe : « l’homme réel, l’homme concret, l’homme historique, l’homme tout entier, tout l’homme, l’homme dans sa pleine dimension, dans toute sa vérité, dans sa réalité humaine, c’est cet homme qui est la route de l’Église. »26

Pour bien mesurer la portée de cette remarque, j’évoquerai volontiers deux exemples un peu extrêmes; mais pour cette raison, ils sont très révélateurs.

- Il y a quelques années dans une revue catholique, j’ai découvert l’activité d’une congrégation missionnaire à Calcutta à la fin du XIXe siècle. Elle avait pour mission principale de baptiser les enfants qui mouraient dans les rues. Des comptes rendus rédigés pour la maison généralice mentionnaient régulièrement le nombre d’enfants qui avaient ainsi été envoyés au Paradis. Oui, les âmes étaient sauvées. Mais je me demandais s’il ne fallait pas d’abord sauver les corps et nourrir ces enfants. Un siècle plus tard, la bienheureuse Mère Teresa ne cherchait pas à baptiser tous les mourants qu’elle accueillait; elle les soignait à Kalighat.

- Deuxième exemple extrême. Il n’y a pas si longtemps, dans l’aumônerie universitaire pour laquelle je travaille depuis plus de 25 ans, un étudiant très croyant affirmait sa position vis-à-vis des jeunes atteints du SIDA : « ils ont péché, qu’ils se confessent, et tant pis s’ils meurent : leur âme sera sauvée ». Propos terribles de quelqu’un enfermé dans ses convictions, et tranchant comme une lame de couteau.

C’est donc bien « l’homme, tout l’homme » pour reprendre la célèbre formule de Paul VI27, que l’Église doit prendre en compte et qui est l’objet de sa mission et de sa charité pastorale.

3/ Parfaire l’ordre temporel par l’esprit évangélique : le texte que nous commentons indique 3 domaines pour la mission de l’Église :

- diffuser la grâce du Christ : par le moyen principal des sacrements, cette participation à la charge sacerdotale du Christ revient évidemment aux clercs;

- apporter aux hommes le message du Christ : cette participation à la charge prophétique du Christ est partagée entre les clercs et les laïcs;

- renouveler tout l’ordre temporel, pénétrer et parfaire l’ordre temporel par l’esprit évangélique : cette participation à la charge royale du Christ revient presque exclusivement aux laïcs. Ce dernier point va alimenter encore notre réflexion; il mérite à son tour quelques développements.

Le Concile explique : « Les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de tout l’ordre temporel. (…) Tout ce qui compose l’ordre temporel : les biens de la vie et de la famille, la culture, les réalités économiques, les institutions de la communauté politique, les institutions internationales et les autres réalités du même genre, leur évolution et leur progrès, n’ont pas seulement valeur de moyen par rapport à la fin dernière de l’homme. Ils possèdent une valeur propre, mise en eux par Dieu lui-même. »28

Pour Dieu, pour l’Église et pour chacun de nous, le monde a donc une valeur propre. En avons-nous suffisamment conscience? Le monde a trop souvent été perçu dans l’Église de manière négative, comme le royaume du démon et du péché : « Si le monde vous hait, a dit Jésus, sachez qu’il m’a haï le premier; vous n’êtes pas du monde, voilà pourquoi le monde vous hait (…) le prince de ce monde a été jugé. »29 C’était oublier que le même Saint Jean nous dit aussi : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. »30

Dès son introduction, Gaudium et spes nous invite à cette vision grandiose et magnifique du monde qui réconcilie ces deux aspects : « Le monde qu’il a ainsi en vue (le concile) est celui des hommes, la famille humaine tout entière avec l’univers dans lequel elle vit. (…) Certes il est tombé sous l’esclavage du péché, mais par sa croix et sa résurrection, le Christ a brisé le pouvoir du Malin et l’a libéré pour qu’il soit transformé selon le dessein de Dieu et parvienne ainsi à son accomplissement. »31

Cette perspective dessinée par le Concile éclaire en profondeur la responsabilité particulière des laïcs dans l’Église : « La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gestion des choses temporelles qu’ils orientent selon Dieu. (…) À cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, en exerçant leurs propres responsabilités sous la conduite de l’esprit évangélique (…). C’est à eux qu’il revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de telle sorte qu’elles se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la louange du Créateur et Rédempteur. »32

La doctrine sociale de l’Église

Comment donc « transfigurer le monde selon l’Évangile », pour reprendre la très belle formule du bienheureux Jean-Paul II ? Si le Magistère évoque en premier lieu la vie familiale et la sphère de la vie privée de chacun de nous, il insiste également sur son aspect collectif, social – au sens large. Et c’est là qu’il faut évoquer le rôle et l’importance de la doctrine sociale de l’Église. Depuis plus d’un siècle en effet, l’Église mère et éducatrice, Mater et Magistra, comme disait le bienheureux Jean XXIII, éclaire notre regard et oriente notre action de laïcs dans le monde. Cet enseignement a été marqué à ses débuts par l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, en 1891. Il s’est considérablement développé ensuite. Il couvre aujourd’hui presque tous les aspects de la vie en société : le travail, la paix et le développement, les droits de l’homme, les dérèglements du commerce international et de la finance mondiale, la protection de l’environnement, etc. Sa plus récente expression est la grande encyclique de notre Pape Benoît XVI : Caritas in veritate.

Il n’est pas question ce soir d’explorer avec vous cet immense trésor. Mais pour enrichir encore notre réflexion sur la mission des laïcs dans l’Église, j’évoquerai simplement la définition synthétique de tout cet enseignement : « La doctrine sociale de l’Église propose des principes de réflexion; elle dégage des critères de jugement; elle donne des orientations pour l’action. »33

Reprenons chacun de ces trois éléments :

- L’Église propose des principes de réflexion : l’Écriture et la Tradition de l’Église nous offrent des principes sûrs et fondamentaux, comme la dignité de la personne humaine, les exigences de la justice, de la vérité et de la charité, la recherche du bien commun, etc. Nous trouvons ces principes exposés dans de grands documents comme Pacem in terris, Populorum progressio, Laborem exercens, Evangelium vitae, etc.

- Appliqués à des situations concrètes, ces principes permettent de dégager des critères de jugement. Pie XI par exemple, dans le sombre contexte de 1937, analyse les fondements du communisme et du nationalisme (Divini Redemptoris et Mit brennender Sorge. Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique, le bienheureux Jean-Paul II propose son analyse de la nouvelle situation mondiale (Centesimus annus, 1991). Notre Pape Benoît XVI présente en 2009 une analyse courageuse et lucide des excès du capitalisme mondial et de l’individualisme libéral, et de leurs conséquences (Caritas in veritate).

- Le Magistère donne enfin des orientations pour l’action. Dans des situations concrètes, les autorités peuvent inviter les chrétiens à agir ensemble dans un sens déterminé. Pensons à l’extraordinaire résistance de l’Église polonaise au temps du communisme, sous la direction du Cardinal Wyszinsky. Pensons à la lutte contre les lois favorisant l’avortement ou le mariage homosexuel, en Espagne et ailleurs. Pensons au combat contre la corruption, les injustices et la drogue, dans beaucoup de pays du monde.

Cette doctrine sociale de l’Église éclaire et oriente la mission des laïcs dans le monde; mais elle ne la détermine pas. Il n’y a pas en effet un régime politique chrétien, une économie chrétienne, une pédagogie ou une médecine chrétienne. Mais il y a une manière chrétienne de faire de la politique, de l’économie, de la pédagogie ou de la médecine. Avez-vous observé les 3 verbes utilisés dans cette définition? « proposer », « dégager », « donner ». Ce ne sont pas des impératifs. Ils ouvrent au contraire à la diversité des réponses possibles, au pluralisme qui n’a pas toujours été bien accepté dans la pratique des chrétiens. Et pourtant!
Il y a un siècle et demi par exemple, dans une France très monarchique, il était interdit aux catholiques de soutenir une République héritée de la Révolution; à la même époque en Italie, il était interdit aux catholiques de soutenir la monarchie qui venait d’annexer Rome. Ou encore, pendant la seconde guerre mondiale en Europe, il s’est trouvé des évêques et des catholiques dans les deux camps. De même aujourd’hui, si la Conférence Épiscopale des États-Unis a pris position contre l’arme nucléaire, elle est peut-être la seule.

Ce pluralisme des choix possibles éclaire la responsabilité personnelle de chaque laïc dans le monde, un domaine dans lequel le Concile reconnaît la juste autonomie des réalités temporelles : « Une telle exigence n’est pas seulement revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. »34 Liberté et responsabilité des laïcs. Paul VI le rappelait aux membres d’Instituts séculiers : « La première attitude à prendre devant le monde est le respect de son autonomie légitime, de ses valeurs et de ses lois. »35 Mais cette autonomie ne signifie pas indépendance : les choses créées dépendent de Dieu et les hommes ne peuvent en disposer à leur gré, sans référence au Créateur. De même, ils ne peuvent s’engager dans une voie qui serait contraire aux exigences de leur foi.36

Dès lors, comment les laïcs vont-ils effectuer leurs choix et décider de leurs actions dans le monde? Le Concile répond : « C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre. Qu’ils attendent des prêtres lumières et forces spirituelles. Qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient compétence pour leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais plutôt, éclairés par la sagesse chrétienne, qu’ils prêtent fidèlement attention à l’enseignement du Magistère, et qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités. »37

Pour exercer au mieux leur mission dans l’Église, les laïcs ont donc deux outils, deux boussoles :

- Un outil objectif pour les éclairer intellectuellement : c’est la doctrine sociale de l’Église; le bienheureux Jean-Paul II en a même fait un des trois piliers de toute formation sérieuse des laïcs, avec la formation doctrinale et la formation spirituelle38;

- Un outil subjectif pour les éclairer spirituellement : c’est leur conscience. C’est une exigence essentielle pour la mission des laïcs dans l’Église, car il n’est pas nécessaire d’être croyant pour mettre en œuvre cette Doctrine sociale. Gaudium et spes décrit ainsi la conscience, en s’inspirant du bienheureux John Henry Newman : « La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. »39 Pour obéir à sa conscience, le laïc doit donc apprendre aussi à discerner la voix de Dieu dans le silence intérieur. Il ne peut assumer sa mission dans l’Église sans développer sa propre intériorité dans le secret de la prière; il ne peut servir Dieu dans le monde si, dans la foi, il n’écoute pas d’abord la voix de Dieu dans le cœur à cœur de l’oraison. Car les laïcs – que l’on peut espérer croyants – sont avant tout des instruments vivants et des collaborateurs de l’Esprit Saint, le seul véritable maître et agent de la mission.

Il est temps de conclure à présent cette trop longue intervention.

Je soulignerai d’abord un glissement sémantique que j’ai discrètement introduit. En effet, je suis parti du thème proposé : « le service de l’Église comme laïcs et en tant que laïcs »; puis ce thème est progressivement devenu « la mission des laïcs dans l’Église »; la mission est plus riche de sens que le service; et « de l’Église » est devenu de manière plus explicite : « dans l’Église ». C’était déjà une manière de répondre à la question posée.

D’autre part, et pour souligner l’urgence de l’engagement des laïcs dans la mission de toute l’Église, je rappellerai un bref souvenir personnel. Il y a une vingtaine d’années, j’ai travaillé tout un semestre à l’Université de Tübingen, en Allemagne. Pendant le Carême, les églises avaient toutes affiché en grandes lettres cette belle phrase : « Gott hat keine Hände, nur deine », Dieu n’a pas d’autres mains que les tiennes; quelle invitation!

À sa manière déjà, saint Ignace de Loyola nous invitait à « prier Dieu comme si tout dépendait de Lui, et à agir comme si tout dépendait de nous ». De même le bienheureux Jean-Paul II s’adressant aux laïcs : « Des situations nouvelles, dans l’Église comme dans le monde, dans les réalités sociales, économiques, politiques et culturelles, exigent aujourd’hui de façon toute particulière l’action des laïcs. S’il a toujours été inadmissible de s’en désintéresser, c’est à présent plus répréhensible que jamais. Il n’est permis à personne de ne rien faire. »40

Nous ici, qui sommes membres d’Instituts séculiers, laissons à nouveau résonner en nous ces formules de Paul VI que nous connaissons bien et qui résument si bien notre idéal :

- « alpinistes spirituels »41;

- « dans le monde, non pas du monde, mais pour le monde »42;

- « aile avancée de l’Église dans le monde »43;

- « laboratoire d’expériences dans lequel l’Église vérifie les modalités concrètes de ses rapports avec le monde »44

Enfin, et puisque nous sommes à Assise, dans la proximité fraternelle de saint François, écoutons l’une de ses prières dans la lumière de tout ce qui vient d’être dit :

Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix!
Là où est la haine, que je mette l’amour.
Là où est l’offense, que je mette le pardon.
Là où est la discorde, que je mette l’union.
Là où est l’erreur, que je mette la vérité.
Là où est le doute, que je mette la foi.
Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.
Là où se sont les ténèbres, que je mette ta lumière.
Là où est la tristesse, que je mette la joie.

 

UN NOUVEAU MODÈLE DE SAINTETÉ COMME FIDÉLITÉ À DIEU DANS LE MONDE

 

Monseigneur Gérald Cyprien Lacroix
Archevêque de Québec
Primat du Canada

 

Une très belle chanson du grand poète québécois Félix Leclerc contient les paroles suivantes : « C'est beau la vie, c'est grand la mort, c'est plein de vie dedans ». En regard du thème que l'on m'a demandé d'exposer aujourd'hui dans le cadre de cette Conférence mondiale des Instituts séculiers, je me permets de paraphraser notre illustre chan-sonnier en disant à ma façon : « C'est saint la vie ; c'est saint la mort, c'est plein de Dieu dedans » ! En effet, puisque Dieu est saint, voire trois fois saint, l'œuvre de ses mains ne porte-elle pas l'empreinte même de son Créateur ?

Nous réfléchissons depuis hier à ce défi qu'il nous est demandé de relever, celui d'être à l'écoute de Dieu sur les sentiers de l'histoire dans laquelle nous sommes appelés à vivre intensément notre vocation chré-tienne. Nous cherchons à définir de nouveaux modèles de sainteté dans le monde, tout en demeurant fidèles à Dieu.

D’entrée de jeu, je vous livre en un seul mot la clé d’interprétation de mes propos concernant la sainteté, son essence et sa plus belle mani-festation, Jésus Christ ! Il est, Lui, le nouveau modèle de sainteté. Il est Celui qui a incarné la fidélité à Dieu dans le monde. Nous ne trouverons rien de neuf en dehors de Lui, car il est l’Alpha et l’Oméga. « Jésus Christ est le même, hier, aujourd’hui et éternellement » (He 13, 8).

L'œuvre sainte de Dieu Créateur

J’attire votre attention sur le mot saint, lequel résonne dans notre Église depuis des siècles en chacune des célébrations eucharistiques. Le SANCTUS est le principal hymne d'adoration de notre liturgie ; c'est le cantique du cérémonial céleste. La première partie de cet hymne vient du prophète Isaïe qui a entendu les Séraphins s'exclamer par trois fois : « Et ils se criaient l'un à l'autre ces paroles : Saint, saint, saint est le Sei-gneur Sabaot, sa gloire remplit la terre » (Is 6, 3). La seconde vient de l'acclamation de la foule agitant des rameaux lors de l'entrée de Jésus à Jérusalem, la veille de sa passion : « Les foules qui marchaient devant lui et celles qui suivaient criaient : « Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna au plus haut des cieux ! » (Mt 21, 9).

Vous aurez sans doute remarqué que dans le premier texte en par-ticulier, la référence à la sainteté de Dieu ne se chuchote pas comme cela pourrait convenir dans la majesté d'une cour divine. Elle se crie à tue-tête comme un tonnerre qui se répercute jusqu'aux confins de l'univers et au tréfonds des cœurs. Cette sainteté est contagieuse et impérieuse. Elle a d'abord dicté au prophète Isaïe une prise de conscience de sa na-ture peccable : « Malheur à moi, je suis perdu ! car je suis un homme aux lèvres impures » (Is 6, 5). Mais immédiatement après cet aveu, un formi-dable processus de conversion s'est opéré en lui. Lorsque la voix de Dieu trois fois saint se fait entendre pour l'inviter, malgré tout, à Le servir dans l'accomplissement d'une exigeante mission prophétique, il relève le défi et répond : « Me voici, envoie-moi » (Is 6, 8). Comment, tel Isaïe, sommes-nous interpellés, appelés, dans notre vie chrétienne, et comme membre d’un Institut séculier, par la sainteté de Dieu ? Quel lien peut-on faire entre la sainteté de Dieu et notre mission de vivre saintement dans ce monde, en quelque temps et en quelque lieu que ce soit ?

L'appel de Dieu à la vie

Au cours de notre vie, chacun et chacune de nous sommes invités à répondre à un grand nombre d'appels, à commencer par le plus fonda-mental, celui du Créateur à entrer dans le monde des vivants : « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » (Gn 1, 26-27). Dès le moment de notre conception et de notre naissance, nous sommes appelés par Dieu à faire partie de la noble co-horte de ces êtres qui, depuis des millions d'années, peuplent la terre et lui confèrent son caractère le plus prestigieux, l'humanité.

L'entrée dans un monde créé par Dieu pour que l'homme y réalise son destin porte l'empreinte indélébile de son Créateur : « Dieu vit tout ce qu'il avait fait: cela était très bon. » (Gn 1, 31). En tant que membres d'un Institut séculier, nous avons à cœur de reconnaître la sainteté de ce monde créé par Dieu et de devenir des modèles pour la réalisation de son projet pour l'humanité. De quel autre modèle plus approprié pou-vons-nous aujourd'hui évoquer le souvenir dans cette douce ville d'As-sise, que celui du plus illustre de ses fils, une figure parmi les plus sym-pathiques de l'hagiographie chrétienne, celui que nous appelons frater-nellement François, ce jeune, séduit par Jésus Christ et son Évangile ? Nous y reviendrons plus tard dans cette conférence. Voici un homme qui a perçu avec une étonnante sensibilité le caractère sacré de la nature créée par Dieu, et qui l'a chanté en des accents poétiques qui témoignent de sa foi profonde : « Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatu-res, et surtout Messire frère soleil... » et de décliner par la suite tous les éléments de la création. N'est-ce pas de cette façon que nous devrions reconnaître la beauté dont le Créateur a pourvu son œuvre qu'il a faite sainte, tout ce qui est visible et ce qui est invisible, et ainsi d'enrichir no-tre vie de la joie d'en être partie prenante pour nous exclamer avec le psalmiste : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l'œuvre de ses mains, le firmament l'annonce ! » (Ps 19, 2) ? L'influence de François a traversé les siècles et franchi les continents et les mers. Il a prêté son nom à de nombreuses générations de chrétiens dont celui de mon prédécesseur, le Bienheureux François de Laval, premier évêque de Québec.

Loin de moi l'idée de suggérer l'image d'une terre idyllique, sans failles et sans défauts, une sorte de paradis terrestre comme le décrivent certains auteurs du XVIe siècle après s'être aventurés, souvent par ha-sard d'ailleurs, dans le Nouveau Monde.

Nous sommes bien loin de nous imaginer le monde créé par Dieu comme un paradis, même perdu, et les humains qui l'habitent comme des anges, qui nous paraissent parfois hélas quelque peu déchus. L'his-toire récente de l'humanité a douloureusement mis en exergue des traits particulièrement violents du comportement de certains de nos contemporains. Les conflits continuent de causer des ravages en de nombreux points du globe. Nous assistons ébahis et impuissants à la dé-gradation rapide de notre planète contaminée par des gaz à effet de serre et par de multiples autres matières polluantes. Les bulletins d'in-formation ne cessent de nous transmettre des images de massacres d'humains, de cataclysmes qui fauchent en une seule vague ou en de vio-lentes secousses telluriques des milliers de personnes qui n'avaient pour seule faute que de s'y trouver à ce moment précis. Est-ce bien cette terre que le Créateur, dans son infinie sainteté, a léguée en héritage aux humains pour qu'ils s'y multiplient et la soumettent ? Pour diverses rai-sons, j'affirme que nous avons le devoir de surmonter les obstacles que la vie nous impose et de percevoir partout le bel ouvrage de Dieu. Et voici la principale raison.

Le chef-d'œuvre de la création:
le Verbe de Dieu donné au monde

Dieu a parfait l'œuvre de sa création en donnant au monde le plus saint de ses trésors, son Fils lui-même : « Et le Verbe s'est fait chair et il a demeuré parmi nous et nous avons vu sa gloire, gloire qu'il tient de Son Père comme fils unique, plein de grâce et de vérité. » (Jn 1, 14). Dès les débuts de sa vie publique, lors de son baptême dans le Jourdain, Jésus de Nazareth se voit désigné par le Père comme « ... le Fils bien aimé qui a toute ma faveur » (Mc 1, 11). Dans le même récit évangélique, cette fois à l'occasion de la Transfiguration de Jésus, la voix de Dieu enjoindra les disciples à le choisir comme modèle : « Celui-ci est mon Fils, mon élu ; écoutez-le. » (Lc 9, 36) Voilà donc établie la suprématie du Christ et confirmé le rôle qu'il va jouer dans le salut de l'humanité tout entière, et dans l'accomplissement du projet de sanctification de toutes les person-nes qui, pour la suite du monde, voudront suivre ses pas.

Jésus Christ, le parfait modèle de sainteté pour tous les temps

Quel modèle plus pertinent pouvons-nous évoquer pour s’assurer de vivre selon le plan que Dieu a tracé pour l'humanité et de transfor-mer le monde avec Lui, que de porter notre regard sur Jésus lui-même ! Le Christ Jésus a bien balisé le chemin pour que nous soyons à notre tour le sel de la terre et la lumière du monde, et que nous devenions de nouveaux modèles de sainteté aujourd'hui, dans ce monde qui est le nô-tre.

Le Seigneur Jésus a sincèrement aimé la terre et tous ses habitants et il en a reconnu le caractère sacré. Un grand nombre de paraboles qu'il utilise pour annoncer son message font référence à une nature qu'il trouve belle, qu'il habite de jour et souvent de nuit. Ainsi, il évoque le figuier, les lys des champs, les blés cueillis même le jour du sabbat, les oiseaux, l'eau des lacs et des rivières, la terre, le vent et le ciel, le vin des noces à Cana et le pain de la Cène. Tous ces éléments témoignent d'une étroite familiarité avec l'environnement dans lequel il vit.

Mais sa plus grande sollicitude se traduit envers son peuple, les femmes, les petits enfants et les hommes de son temps, à l'endroit des-quels il démontre un profond intérêt, une touchante affection, de sincè-res effusions de sympathie et de pitié. Il constate combien le mal et la maladie ravagent les corps et les esprits et il s'emploie à les soulager et à les guérir. Loin de se défiler devant les problématiques sociopolitiques ou religieuses de son époque, il propose des réponses qui témoignent de son attachement inconditionnel à l'Amour de son Père qui s'avère le fondement de toute son action, de toutes ses décisions et de toute sa vie. Cette sainteté fera une telle impression sur ses contemporains, qu'elle enflammera le cœur de nombreux disciples. Comme le Christ le leur a enseigné, ils se répandront à travers le monde connu et leur action aura des effets jusqu'à nous : « Jésus leur dit ces paroles : Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des dis-ciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et moi je suis avec vous pour toujours, jusqu'à la fin du monde. » (Mt 28, 19-20)

Le message évangélique qui inspire la vie des chrétiennes et des chrétiens émane en droite ligne de la personne du Christ « ... le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). L'existence chrétienne est porteuse d'un sens qui nous guide dans l'ensemble de notre parcours de vie, dans nos relations humaines, dans nos activités professionnelles et sociales. Nous tentons alors d'imiter les valeurs les plus fondamentales que le Christ a jugées lui-même conformes à la volonté de son Père : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurez en mon amour comme moi j'ai gar-dé les commandements de mon Père et je demeure dans son amour » (Jn 15, 10). Ce sont en effet de telles valeurs qui ont suscité l'admiration des personnes qui ont eu le privilège de le connaître ou de le rencontrer, et qui ont marqué celles qui ont accueilli son enseignement. Regardons de plus près quelques-unes de ces valeurs fondatrices privilégiées par Jé-sus. Prenons le temps de constater comment elles sont susceptibles de provoquer l'engagement des chrétiennes et des chrétiens, particulière-ment les membres d'Instituts séculiers que nous sommes, dans notre marche vers la sainteté au cœur du monde.

La reconnaissance de la dignité de la personne humaine est une des valeurs les plus fondamentales prisées par le Christ Jésus dans sa vie et dans son enseignement. De nombreux récits évangéliques décrivent le Seigneur franchissant certains tabous sociaux de son époque. Il a osé manifester de la compassion envers des personnes qui étaient considé-rées comme une quantité négligeable dans la société, par exemple les enfants ou certaines catégories de personnes malades comme les lé-preux qui étaient frappés d'exclusion et méprisés. Il a exprimé une pro-fonde pitié envers les malades qui accouraient vers lui par milliers pour être guéris d'afflictions souvent considérées comme honteuses. Une des attitudes les plus audacieuses et les plus novatrices pour un homme de ce temps, c’est sa position à l'égard des femmes, fussent-elles prosti-tuées, veuves, étrangères ou tout simplement des amies très chères. Voi-là quelques-unes des valeurs estimées par Jésus, et qui sont susceptibles de faire naître par émulation de nouveaux modèles de sainteté parfai-tement compatibles avec le plan de Dieu dans notre monde. Comment peut-on y arriver ?

Baptisés en Jésus Christ, nous vivons de sa vie et rayonnons de l'ardeur de notre foi

Nous sommes appelés à devenir à notre tour des témoins de la sainteté de Dieu dans cette communauté croyante qu'est l'Église de Jé-sus Christ et dans le monde qu'elle a pour mission de guider et de sanc-tifier. Le moment fondateur de notre vocation, c’est le baptême qui nous recrée et qui nous confère notre identité insigne d’enfant de Dieu pour une vie nouvelle et éternelle. Lorsque nous avons choisi de parfaire no-tre vie baptismale en nous joignant à un Institut séculier, c'était pour mieux répondre, jour après jour, à l'appel du Christ à devenir saints, saintes : « Mais, de même que celui qui vous a appelés est saint, devenez saints, vous aussi, dans toute votre conduite, selon qu'il est écrit : Vous se-rez saints, parce que moi, je suis saint » (1 P 1, 15-16). Voilà le défi que nous devons surmonter ou la belle mission à réaliser, vivre saintement dans notre monde toujours en quête de sens, assoiffé de vérité, qui sem-ble si rébarbatif à toute référence au sacré, notamment à la religion, sans céder à l'effet d'osmose qui risquerait de nous entraîner et de nous décourager mais en demeurant centrés sur le Christ.

Car ni le Christ Jésus, ni les Écritures, nous fournissent une réponse facile et immédiate aux problèmes majeurs de notre temps. Notre foi ne dispose pas de recettes magiques pour résoudre les grandes questions existentielles sur l'origine du monde et de la vie, ou sur ce que l'on doit entendre par la qualité de la vie ou la dignité de la mort. Elle est cons-tamment confrontée aux problèmes éthiques résultant des recherches biomédicales, technologiques et des transformations sociopolitiques et économiques qui remodèlent le monde à un rythme affolant. Elle n'ef-face pas nos craintes devant le déploiement d'armes de destruction massive, ni devant l'incertitude à laquelle peut conduire un développe-ment erratique de la science et de la technologie.

Nous vivons au cœur d’un monde en pleine ébullition. Nous savons reconnaître les avancées positives de la science, de la technologie et les progrès de la médecine, ce qui met en valeur les capacités humaines re-çues du Créateur. Toutefois, nous sommes appelés, par notre baptême et notre condition de disciple du Christ, à porter un regard critique devant des choix de société qui contribuent en rien à l’avancement de l’humanité parce qu’ils ne respectent pas la dignité de l’être humain.

Dans un monde sécularisé et rébarbatif

Un regard rapide sur les grandes tendances de nos sociétés occi-dentales nous renvoie une image qui heurte souvent notre compréhen-sion des repères les plus fondamentaux de notre code de conduite chré-tien : hédonisme, individualisme, mercantilisme, injustice, indifférence, voire mépris à l'égard du sacré et de la religion, faisant apparaître des comportements qui vont à l'encontre de l'idéal proposé par l’Évangile.

On assiste présentement à un désolant manque de culture reli-gieuse même chez les personnes d'une génération où la foi a été plus systématiquement enseignée mais où, pour des raisons diverses, ces hommes et ces femmes n'ont pas fait la rencontre personnelle avec le Christ. C'est dans ce terreau que nous sommes invités à être « une lampe qui brille pour ceux qui sont dans la maison » (Mt 5, 16).

Les propos qu'adressait le Bienheureux pape Jean-Paul II aux parti-cipants du Congrès mondial des Instituts séculiers, en 1980, demeurent tout aussi pertinents pour nous ici à Assise, en ce 24 juillet 2012. Le Saint Père citait alors les paroles de son prédécesseur, le pape Paul VI, aux Responsables généraux des Instituts séculiers (le 25 août 1976) : « S'ils demeurent fidèles à leur vocation propre, les Instituts séculiers de-viendront comme le laboratoire d'expériences dans lequel l'Église vérifie les modalités concrètes de ses rapports avec le monde. C'est pourquoi ils doivent écouter comme leur étant adressé surtout à eux, l'appel de l'Ex-hortation apostolique Evangelii nuntiandi : « Leur tâche première... est la mise en œuvre de toutes les possibilités chrétiennes et évangéliques ca-chées, mais déjà présentes et actives dans les choses du monde. Le champ propre de leur activité évangélisatrice c'est le monde vaste et compliqué de la politique, du social, de l'économie, mais également de la culture, des sciences et des arts, de la vie internationale, des mass media (no 70). » Voilà le champ fertile déjà tout tracé pour entreprendre une nouvelle évangélisation! Voyons rapidement comment notre recherche de modè-les de sainteté pourra fructifier dans ce nouveau paysage où nous som-mes les ouvriers envoyés à la vigne du Seigneur.

Prêtons encore l'oreille à ce que le Bienheureux pape Jean-Paul II écrivait dans son Exhortation apostolique Christifideles Laici (30 décem-bre 1988, No 3) sur l'attitude qu'il convient d'avoir face au monde dans lequel nous vivons : « Il faut donc regarder en face ce monde qui est le nôtre, avec ses valeurs et ses problèmes, ses soucis et ses espoirs, ses conquêtes et ses échecs : un monde dont les conditions économiques, socia-les, politiques et culturelles présentent des problèmes et des difficultés en-core plus graves que celles décrites par le Concile dans la Constitution pas-torale Gaudium et Spes. De toute manière, c'est là la vigne, c'est là le ter-rain sur lequel les fidèles laïcs sont appelés à vivre leur mission. Jésus veut pour eux, comme pour tous ses disciples, qu'ils soient le sel de la terre et la lumière du monde. »

Est-il donc si difficile de répondre à l'invitation du Christ, notre voie et notre modèle, qui nous invite à le suivre « ... afin que, là où je suis, vous soyez vous aussi » (Jn 13, 3) ? Nous touchons ainsi au cœur du dilemme qui nous guette comme disciples avides d'accomplir notre idéal de sain-teté en demeurant fidèles au plan de Dieu sur le monde. Comment agir conformément à nos convictions dans le monde dans lequel nous vi-vons ? Faut-il le mépriser et s'en retirer, l'ignorer et vivre en vase clos, ou plutôt l'aimer et croire que l'Esprit l'habite et le sanctifie ? Je propose une vision positive de notre appartenance au monde. Dieu l'a créé pour nous. « Dieu est notre Père en tant qu'Il est notre créateur. Parce qu'Il nous a créés, nous Lui appartenons. L'être en tant que tel vient de Lui, il est donc bon et participation de Dieu. » (Ratzinger/Benoît XVI, Jésus de Nazareth, 2007, p 161). Nous sommes maintenant invités à participer avec Lui à sa recréation avec la force de l'Esprit de Jésus ressuscité !

La voix du Seigneur se transmet à travers les événements de l'his-toire de l'Église et de l'humanité, comme nous le rappellent les Pères du Concile Vatican II : « Mû par la foi, se sachant conduit par l'Esprit du Sei-gneur qui remplit l'univers, le Peuple de Dieu s'efforce de discerner dans les événements, les exigences et les aspirations de notre temps, auxquels il participe avec les autres hommes, quels sont les signes véritables de la présence ou du dessein de Dieu. La foi, en effet, éclaire toutes choses d'une lumière nouvelle et nous fait connaître la volonté divine sur la vocation intégrale de l'homme, orientant ainsi l'esprit vers des solutions pleinement humaines. » (Constitution pastorale Gaudium et Spes, 11).

Les récits de la Création nous rappellent comment Dieu s’est émer-veillé devant son œuvre et l’a trouvée « bonne ». Nous devons être ca-pables d’en faire autant. Toutefois, le Seigneur a aussi été capable de voir la souffrance et le mal qui sont entrés dans le monde à cause du pé-ché. Ce monde dans lequel nous vivons, souvent inquiétant et menaçant, nous force à nous en remettre aux lumières de l'Esprit de Dieu et aux enseignements du Magistère de son Église. Nous avons le devoir de veil-ler, de travailler dans la mesure de nos moyens à modifier certaines problématiques qui sont de notre ressort et à espérer, contre toute es-pérance, dans la joie et la solidarité humaine. Voilà des pistes que les baptisés, et particulièrement les femmes et les hommes membres d'Ins-tituts séculiers, peuvent explorer pour esquisser des modèles de sainte-té dans leurs engagements respectifs. Certes, ce n'est pas une mince tâ-che, mais quel défi intéressant !

Un monde en attente d'amour, de foi et d'espérance

Comment définir un modèle de sainteté dans un monde qui fait du plaisir le principe et le but de la vie, et qui recherche le maximum de sa-tisfaction par le minimum d'effort ? Vous aurez reconnu en ces mots la définition de l'hédonisme et de l'individualisme qui s'en rapproche, deux courants caractéristiques de notre société actuelle. Il est vrai que cette tendance à la facilité et au repli sur soi s'observent dans le com-portement de groupes sociaux et d'individus toujours plus avides d'ob-tenir de plus en plus de bénéfices au détriment des responsabilités qui devraient les accompagner. Mais il est aussi vrai que de formidables for-ces de générosité et de partage sont à l'œuvre dans le monde. Pensons aux luttes contre la pauvreté et l'analphabétisme, aux secours apportés aux victimes de guerres et d'autres catastrophes par les médecins sans frontières et des bénévoles au grand cœur, aux milliers d'hommes et de femmes qui, au nom de leur foi chrétienne, militent en faveur du respect de la vie ou pour l'établissement de la justice et de la paix. Considérant ces multiples manifestations de gratuité, de générosité et d'altruisme, je ne puis qu'admirer la mise en œuvre de ce que nous pouvons appeler la Charte de la sainteté chrétienne, le magistral discours des béatitudes : « ... Heureux les affamés et assoiffés de justice car ils seront rassasiés... Heureux les artisans de paix car ils seront appelés fils de Dieu. » (Mt 5, 6-9) C'est dans ce monde que nous sommes appelés à porter la Bonne Nouvelle par une nouvelle évangélisation.

Appelés à témoigner de l'amour de Dieu par une nouvelle évangéli-sation

Bien que le terme « nouvelle évangélisation » soit maintenant assez répandu et suffisamment assimilé, il demeure une expression récem-ment apparue dans l'univers de la réflexion ecclésiale et pastorale, de sorte que sa signification n'est pas toujours claire et établie. C'est le Bienheureux pape Jean-Paul II qui a d'abord prononcé le terme nouvelle évangélisation. Il en a fait une pièce maîtresse de son Magistère : « Au-jourd'hui, on doit affronter avec courage une situation qui se fait toujours plus diversifiée et plus prenante, dans le contexte de la mondialisation et de la mosaïque nouvelle et changeante de peuples et de cultures qui la ca-ractérise. À maintes reprises, j'ai répété ces dernières années l'appel à la nouvelle évangélisation. Je le reprends maintenant, surtout pour montrer qu'il faut raviver en nous l'élan des origines, en nous laissant pénétrer de l'ardeur de la prédication apostolique qui a suivi la Pentecôte. Nous de-vons revivre en nous le sentiment enflammé de Paul qui s'exclamait : « Malheur à moi si je n'annonçais pas l'Évangile ! » (1 Co 9, 16) (Novo Millenio Ineunte, No 40).

Sa Sainteté notre pape Benoît XVI poursuit maintenant l'orientation de son prédécesseur comme l'attestent la création du Conseil pontifical pour la nouvelle évangélisation, le 12 octobre 2010, et la tenue du pro-chain Synode des évêques à Rome, du 7 au 28 octobre, lequel portera sur « La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chré-tienne ». Le Saint Père précisera d'ailleurs ses intentions en regard de ce Conseil en affirmant : « Faisant mienne la préoccupation de mes vénérés prédécesseurs, je considère opportun d'offrir des réponses adéquates afin que l'Église tout entière, se laissant régénérer par la force de l'Esprit Saint, se présente au monde contemporain avec un élan missionnaire en mesure de promouvoir une nouvelle évangélisation » (Motu Proprio « Ubicumque et Semper », 21 septembre 2010).

L'Église et le monde ont besoin d'une nouvelle évangélisation, non d'un nouvel Évangile! Il s'agit donc d'annoncer la Bonne Nouvelle d'une manière renouvelée, en veillant à se concentrer sur le cœur de la foi qui peut retourner nos vies, toucher et attirer les cœurs des croyants et des non-croyants. Pour nous, membres de divers Instituts séculiers qui sommes appelés à participer à ce vaste chantier, il importe de se rappe-ler les conditions optimales de sa mise en œuvre, soit l'expérience pro-fonde et personnelle de l'amour du Christ et de son salut. « Celui qui a vraiment rencontré le Christ ne peut le garder pour lui-même, et doit l'an-noncer au risque de devoir se poser courageusement cette question : Si je n'ai pas le goût de l'annoncer, l'ai-je vraiment rencontré? » (Novo Millenio Ineunte, No 40).

En tant que véritables croyants, croyantes, et avec le soutien de l'Esprit de Dieu, nous sommes appelés à la sainteté et invités à témoi-gner par toute notre vie de la beauté des valeurs évangéliques. Celles-ci doivent transpirer dans tout ce que nous sommes et faisons. L'évangéli-sateur témoigne de l'expérience personnelle et communautaire de l'Amour de Dieu, des merveilles de Dieu dans sa vie et non ce qu'il a ap-pris sur Dieu. " Et voici quelle est la volonté de Dieu : c'est la sanctifica-tion » écrit l'apôtre Paul aux Thessaloniciens" (1 Th 4, 3).

Quelques beaux témoins de la présence agissante de Dieu

Nous admirons des grands témoins dont la vie et l’œuvre ont tou-ché et transformé l’humanité. Des laïcs comme Jean Vanier, Madeleine Delbrêl, Chiara Lubich, une Mère Teresa de Calcutta, et bien d’autres que nous pourrions évoquer. Voilà de véritables modèles dont le travail et l'influence témoignent de la puissance de l'Esprit en notre temps. Ce sont de tels comportements qui doivent nous inspirer dans notre che-minement de vie et dans la recherche de la sainteté. Le pape Paul VI di-sait bien que « L'homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres, ou s'il écoute les maîtres, il le fait parce qu'ils sont des té-moins » (Evangelii Nuntiandi, no 41).

Tout comme vous d'ailleurs, je connais personnellement des per-sonnes qui, dans leur vie, expriment cette même soif de perfection et d'imitation du Christ, et qui agissent comme des phares dans l'univers nébuleux de la vie de certains de leurs contemporains. J'appartiens à l'Institut séculier Pie X, fondé en 1939 par le Père Henri Roy. Celui-ci avait l'habitude de dire : « Le seul défaut d'une vie c'est de ne pas devenir un saint. » Les gens qui l'ont côtoyé, l'ont qualifié de « obsédé de sainte-té » (Revue Je Crois, 1985). Je conviens que cette expression peut para-ître péjorative, mais je vous assure qu'il n'en est rien. Comme Frère François, comme tous les saints et saintes qui ont ponctué la vie de l'Église et marqué leur époque, le Père Roy aura été un véritable témoin de l'Amour et de la sollicitude de Dieu dans le monde. Il fut un ardent artisan de la charité du Christ envers tous les humains, particulièrement les pauvres, les jeunes et les plus démunis d'entre eux. Comme l'expri-mait déjà le prophète Jérémie, ces hommes et ces femmes sont des « fous de Dieu » : « Tu m'as séduit, Seigneur, et je me suis laissé séduire » (Jr 20, 7).

Un modèle inspirant pour notre temps

À certains moments de l'histoire, le destin semble hésiter entre heurt et malheur, comme s'il attendait la venue de quelqu'un mais per-sonne ne vient. Vers la fin du XIIe siècle, dans cette ville d'Assise, un jeune réussit presque à faire triompher l'idéal. Sa vie se déroule en deux temps comme si elle devait illustrer ce qu'il y a de triste et de joyeux dans la vie, de petit et de grand, de mondain et de spirituel, d'oisif ou de sublime, dans un affrontement existentiel dont saint Paul résume à sa façon les paramètres, une vie où « les tendances de la chair s'opposent à l'esprit et les tendances de l'esprit s'opposent à la chair » (Ga 5, 16).

Je cite l'exemple de saint François, non seulement parce que sa sainteté a été reconnue officiellement par l'Église, mais surtout parce que je perçois dans son cheminement un modèle susceptible d'inspirer nos propres recherches d'une vie sainte et épanouissante. François voit le jour à une époque où tous les excès de la vie sont monnaie courante. L'Antiquité païenne n'est pas encore oubliée et ses mœurs dissolues n'ont pas été oblitérées par le message chrétien. Le pays, comme l'en-semble de ceux d'Europe d'ailleurs, est déchiré par des guerres intesti-nes et des luttes de pouvoir. Le clivage entre les riches et les pauvres crée des inégalités scandaleuses qui engendrent l'ignorance, la maladie, et la famine. L'Église elle-même vacille sur ses bases ; elle s'est éloignée de la fidélité à son Maître et sa mission s'en trouve pervertie. Un jour, François entendra la voix du Christ lui dire : « François, va et répare mon Église qui est en ruine. »

François grandit dans une famille bourgeoise et sa jeunesse se gorge de tous les plaisirs et de toute l'insouciance que lui procurent la richesse, la notoriété et un caractère débonnaire qui lui attire facilement l'admiration et la sympathie de tous. Cette première partie de sa vie prendra fin dans une expérience spirituelle inusitée qui a débuté dans la petite église de San Damiano. Comme Blaise Pascal qui, en 1654, connaî-tra une expérience similaire qu'il qualifiera de « nuit de feu », François prend subitement et douloureusement conscience de sa condition pé-cheresse. L'image qu'il a de lui-même devient insupportable comparati-vement à ce qu'il perçoit de la personne du Christ. Saisi de remords mais surtout brûlant d'un amour inconditionnel pour Celui qu'il appelle dé-sormais l'Amour, il s'engage à devenir un autre Christ. Il expérimentera à son tour cette expérience vécue avant lui par saint Paul : « Je suis cruci-fié avec le Christ ; et si je vis, ce n'est plus moi mais le Christ qui vit en moi. » (Gal 1, 19-20)

François est désormais un homme nouveau. Il connaît bien la socié-té et le monde dans lequel il vit. Il prêche en termes simples et compré-hensibles la conversion, le renouveau, le retour à une foi non pas basée sur la connaissance de dogmes, la mise en œuvre de préceptes et la réci-tation machinale de prières, mais sur une véritable communion person-nelle d'amour avec le Christ. Sa prédication n'est pas moralisante ; elle n'a rien de dogmatique, ni d'autoritaire. Il lui suffit de vivre comme Jé-sus, dans la joie, le partage, la compassion et la sainte pauvreté pour que son témoignage devienne son langage le plus éloquent. Celui qui n'a pas fait d'études théologiques, mais qui brûle de partager la joie que lui pro-cure l'amour fou qu'il a de Dieu, se met en route et répand la Bonne Nouvelle en des mots qui sonnent vrais et qui touchent les cœurs. Par une vie d'obéissance et de pauvreté élevée au rang de vertu, pourvu qu'elle s'identifie à celle du Christ, François devient l'artisan d'une nou-velle évangélisation dans son monde. Son influence infléchira le cours de l'histoire de l'Église et celle du monde entier. Son message est un ap-pel pressant aux hommes et aux femmes de tous les temps à se conver-tir, une invitation à se tourner résolument vers le Christ notre parfait modèle pour qu'il nous inspire les attitudes qui sont les siennes dans notre vie de tous les jours.

À notre tour de relever le défi et de servir de modèles
dans la prière et l’accueil de la Parole de Dieu

Chers frères et sœurs des Instituts séculiers qui œuvrez au cœur du monde par votre profession et par votre engagement au sein de l'Église, dans divers secteurs de la vie humaine et pastorale, ensemble nous croyons sincèrement que l'Esprit Saint nous guide dans notre recherche d'une vie épanouissante, ce que appelons notre aspiration à la sainteté. Et nous nous en remettons à son action bienfaisante et rassurante pour qu'il soit indéfectiblement notre guide pour la sainteté, tel que nous le dit le prophète Ézéchiel : « Je mettrai mon Esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous observiez et suiviez mes coutu-mes » (Ez 36, 26-27). Profondément enracinés dans ce monde dont nous nous employons à découvrir les beautés et les grandeurs, nous savons qu'il est saint parce qu'il vient de Dieu et qu'il est habité par Lui. Nous constatons que le don le plus sublime du Créateur envers les humains est son Fils, notre Seigneur Jésus Christ. Par Lui et en Lui, nous recon-naissons la Voie et la Vérité. Nous sommes assurés de pouvoir compter sur la force de son Esprit pour affronter pacifiquement et positivement tous les obstacles qui surgiront sur nos chemins de vie. « Oui, cherchez à imiter Dieu, comme des enfants bien-aimés, et suivez la voie de l'amour, à l'exemple du Christ qui vous a aimés et s'est livré pour nous, s'offrant à Dieu en sacrifice d'agréable odeur » (Ep 5, 1).

Ce défi n'est pas simple à relever. Il a été difficile pour Jésus de surmonter les embûches qui lui furent tendues, les trahisons de ses amis, l'incompréhension à l'égard de son message, les souffrances de sa passion. Mais il a vaincu l'adversité par le moyen de la prière. En tout temps, jour et nuit, et particulièrement lorsque le poids de sa mission s'avérait lourd à porter, il se tournait vers son Père et il priait. La prière était au cœur de la vie de Jésus. Elle était un dialogue constant avec Celui qui l'avait envoyé. Elle était la consolation dans la nuit du doute, sa nourriture dans les déserts et son réconfort dans l'épreuve. La prière était l'exutoire dans les moments d'intenses joies et des grandes émo-tions, la source à laquelle il s'abreuvait pour réaliser les miracles de la guérison des âmes et des corps. Jésus était prière, accomplissant en tou-tes choses la volonté de son Père, faisant de nous ses enfants. « Et la preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Es-prit de son Fils qui crie : Abba ! Père ! » (Ga 4, 4-6).

Quand les apôtres demanderont au Seigneur de leur apprendre à prier (cf. Lc 11, 20), Il leur enseignera à dire « Notre Père » avec des mots qui jailliront de son cœur, la prière qu'il a adressé lui-même à Dieu et à laquelle il a associé désormais tous les membres de sa famille. Chers amis, voilà l'outil par lequel nous pouvons devenir des modèles de sain-teté. La prière est le cri et le souffle de l'Esprit en nous qui nous pro-pulse vers nos frères et sœurs partout où ils se trouvent. Un autre élé-ment essentiel dans la conquête de la sainteté se veut la place qu’occupe la Parole de Dieu dans notre vie quotidienne. Les prophètes avaient deux ressources pour vivre leur mission : la prière et la Parole de Dieu. Il ne peut pas en être autrement pour nous. Accueillir, méditer, vivre de la Parole de Dieu se révèle un chemin sûr pour faire de nous des saints, des saintes, pour que notre vie soit ajustée au plan de Dieu et porte de grands fruits. Car la Parole, c’est Quelqu’un, c’est le Verbe fait chair.

Dans la vigne du Seigneur, ici et maintenant

Nous travaillons à faire en sorte que la beauté éclate de partout, qu'elle témoigne de la bonté, de la grandeur, du génie et de l'Amour du Créateur. Là où nous sommes, dans nos institutions d'enseignement, dans nos familles, nos villages et nos villes où nous veillons à la crois-sance d'une jeunesse heureuse et de citoyens engagés dans des causes nobles et durables ; dans les usines et les laboratoires où nous cher-chons à améliorer les conditions de vie de nos concitoyens ; dans les hô-pitaux, les cliniques, les résidences de personnes âgées où nous soula-geons la maladie, la souffrance de l'abandon et de la solitude ; dans les associations où nous créons des conditions favorables à l'établissement de la paix, de la justice et du bonheur ; dans nos communautés chrétien-nes où nous nous employons à redire le message d'amour et de réconci-liation inspiré par notre fol amour pour le Christ, voilà le terreau dans lequel nous semons quotidiennement les germes d'une sainteté dont émergent et émergeront de nouveaux modèles. Nous le faisons avec les yeux et le cœur fixés sur le Christ dont nous sommes les témoins actifs en tout ce que nous réalisons.

Je cite avec plaisir les paroles du Cardinal Etchegaray aux prêtres de son diocèse de Marseille, en la célébration du Jeudi saint 1978. Elles résument avec pertinence cette préoccupation qui est la nôtre, de deve-nir des modèles de sainteté en notre temps : « Si tu diminues le pas, les croyants s'arrêtent ; si tu faiblis, ils titubent ; si tu t'assoies, ils se cou-chent ; si tu doutes, ils se découragent ; si tu critiques, ils détruisent ; si tu vas en avant d'eux, ils vont te surpasser ; si tu leur donnes la main, ils don-neront même leur peau ; si tu pries, alors ils seront des saints » (Texte at-tribué à Michel Menu, adressé aux Scouts de France).

Mais le véritable mot de la fin appartient à Jésus, comme un appel urgent, un défi emballant, une invitation à participer joyeusement et courageusement à sa mission : « À la vue des foules il eut pitié car ces gens étaient las et prostrés comme des brebis qui n'ont pas de berger. Alors il dit à ses disciples : La moisson est abondante mais les ouvriers peu nombreux ; priez donc le Maître de la moisson d'envoyer des ouvriers à sa moisson » (Mt 9, 36-38). Il nous reste à répondre comme Isaïe : « Me voi-ci, envoie-moi » (Is 6, 8).

En tout et pour tous à la suite de Jésus

Avec le Christ, nous irons arpenter les sentiers de l'histoire. Ceux qui sont sinueux et sillonnés d'ornières, ceux qui semblent conduire à des impasses, ceux qui semblent moins encombrés et moins menaçants, ceux qui ouvrent grand sur des horizons prometteurs. Nous irons à la rencontre de nos frères et de nos sœurs en humanité qui fréquentent ces chemins, partout où ils se trouvent. Nous leur tendrons tantôt une main secourable, nous leur offrirons à boire ou à manger pour leur corps et pour leur esprit. Nous partagerons avec eux qui un vêtement, nos biens, nos talents, notre temps. Nous consolerons des affligés et nous sécherons leurs larmes ; nous visiterons des prisonniers et nous leur dirons des mots qui réchaufferont leur cœur. Nous mettrons l'épaule à la roue pour que tous nos efforts contribuent à l'édification de la paix et de la réconciliation. Nous dénoncerons les injustices et les iné-galités, et nous prendrons le parti des pauvres et des déshérités. Nous travaillerons à l'avènement d'un monde meilleur, plus beau, plus pros-père, plus équitable et nous affirmerons que c'est ainsi que Dieu notre Père l'a voulu. Sur ces routes, nous annoncerons partout que Dieu est Amour, qu'il est Juste et Bon, que chaque personne est unique, qu’elle compte pour Lui et qu'il l'aime. Nous tenterons de convaincre chacune des personnes qu'en dépit de toutes les apparences et de tout ce qu'elle s'imagine, elle n'a qu'à se laisser aimer puisque que Lui n'attend qu'à l’aimer, à être aimé et à entrer dans une Alliance éternelle.

À la suite de Jésus qui a marché sur nos routes, y semant les germes d'une vie humaine heureuse et aimante, mais encore plus une vie qui s'épanouira dans la maison de notre Père, nous nous recommanderons à son Esprit pour qu'il nous guide, nous renforce dans nos efforts et nous accompagne. Alors, comme il l'a promis, nous l'entendrons dire : « Venez les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été pré-paré depuis la fondation du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visi-té, prisonnier et vous êtes venus me voir... En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un des plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25, 34-40). À ce moment, nous réaliserons que nous aurons parcouru les chemins de la sainteté dans une démarche amoureuse de fidélité à Dieu dans le monde où il nous a créés.

Ensemble, poursuivons avec audace, courage et dans la joie la mis-sion confiée. Le Seigneur nous y appelle, ne tardons pas, il est toujours avec nous.


Note de la CMIS: le texte original est en français.

 

DES LANGAGES NOUVEAUX ET UNE NOUVELLE LANGUE POUR L'ÉGLISE

 

Ivan Netto

 

Que sont donc les nouveaux médias?

Les « nouveaux médias »: voilà un terme général utilisé pour de nombreuses nouvelles formes de communication électronique qui sont possibles grâce à la technologie informatique. Ce terme est utilisé en opposition aux « anciens médias » tels que les journaux quotidiens et périodiques papier, qui offrent des représentations statiques de textes et de graphique.

Parmi les nouveaux médias, nous pouvons citer: sites Web, chat room, e-mail, community online, publicité sur le Web, DVD et CD-ROM, réalité virtuelle, téléphonie par Internet (intégration de données numériques avec le téléphone) podcasts, feed RSS, réseaux sociaux sur le Net, messages SMS, blog, mondes virtuels, Internet et PC mobiles, etc.

Selon certains observateurs, l’Église catholique, autrefois leader de la communication, a perdu aujourd’hui du terrain dans le monde des nouveaux médias. Ces observateurs affirment que si l’Église catholique utilisait ces nouveaux médias, elle en tirerait un grand profit pour son activité catéchétique, évangélique et ses efforts de communication en général, fournissant aux membres de l’Église, au niveau national et international, des ressources économiques facilement accessibles et à même de créer une communauté.

Quelle est la contribution apportée par les nouveaux médias?

Ils connectent les individus par des informations et des services. Par exemple, les patients atteints du sida peuvent se connecter avec leur famille, avec leurs amis et d’autres malades du sida et avec ceux qui les assistent. Les nouveaux médias encouragent la collaboration entre diverses personnes. Par exemple, ils aident les organisations qui œuvrent dans le domaine du sida à travailler ensemble pour leurs propres patients. Ils contribuent à créer de nouveaux contenus, des services, des communautés et des canaux de communication qui aident à fournir des informations et des services. Par exemple, les organisations actives dans le domaine du sida peuvent créer leurs propres sites Web et leurs blogs.

Quelles sont les réactions face aux nouveaux médias?

Le Saint-Père Benoît XVI a souligné que les nouveaux médias ne devraient pas susciter un enthousiasme exagéré, mais pas non plus de scepticisme. Il a toutefois affirmé que l’Église devrait apprendre à utiliser les nouveaux médias de manière efficace.

Comme n’importe quelle langue, a dit le Pape, les nouveaux médias offrent des manières spécifiques d’exprimer les pensées et d’organiser les idées. Toutes les langues forment la manière d’exprimer des idées et les médias sociaux mettent au jour des capacités qui sont plus intuitives et émotives qu’analytiques. Ils vont en outre vers une organisation logique différente de nos idées et de nos rapports avec la réalité.

Cette nouvelle langue présente des inconvénients, a ajouté le Pape, surtout pour ceux qui utilisent les médias sociaux sans comprendre comment ils marchent. Les risques liés à ce moyen de communication sont nombreux, comme par exemple la perte de la profondeur intérieure, la superficialité des rapports, la dérive vers l’émotionnalisme, la primauté de l’opinion la plus convaincante au détriment du désir de vérité.

Le Pape recommande au Conseil pontifical des Communications sociales d’aider ceux qui occupent des postes de responsabilité au sein de l’Église à comprendre, interpréter et parler la « nouvelle langue » des médias dans leur fonction pastorale.

Qu’enseigne l’Église catholique sur les nouveaux médias ?

L’Église a apporté de nombreux enseignements en matière d’évangélisation, de médias et de nouveaux médias. Il est souhaitable qu’une mise à jour soit faite dans un bref délai.

Le premier enseignement en la matière a été Apostolicam Actuositatem, décret du Concile Vatican II sur l’Apostolat des laïcs en 1965, suivi dix ans plus tard d’Evangelii Nuntiandi, tous deux promulgués par le pape Paul VI. Ces deux documents servent de base pour comprendre la vision de l’Église en matière d’évangélisation, en particulier en ce qui concerne le laïcat. Puis il y a eu la lettre apostolique du pape Jean-Paul II Le Progrès rapide en 2005 et l'encyclique du pape Benoît XVI Caritas in Veritate en 2009. Ces deux documents aident à comprendre les enseignements de l’Église en matière de communication et de médias. Enfin, le pape Benoît XVI a écrit récemment un document intitulé Nouvelles technologies, nouvelles relations sur les nouveaux médias et leurs conséquences sur les rapports humains.

Dans Apostolicam Actuositatem, le Concile encourage les laïcs à être plus diligents et à faire de leur mieux pour expliquer, défendre et appliquer les principes chrétiens aux problèmes de notre époque, sur la ligne de la pensée de l’Église. Ce document souligne que tous les chrétiens ont reçu la mission de diffuser le message divin du salut et de le faire adopter par tous les hommes du monde. Pour ce faire, ils devraient recourir au témoignage personnel et à la proclamation de l’Évangile dans leur vie quotidienne à tous les laïcs qui vivent à leurs côtés. Les documents en question soulignent que l’évangélisation est un processus riche et personnel et est un devoir pour chaque chrétien. Le Concile estime en outre que l’évangélisation ne devrait pas seulement être le travail personnel des individus, mais aussi celui des communautés. Tout devrait manifester et proclamer l’Évangile.

Dans Evangelii Nuntiandi, le pape Paul VI nous enseigne que l’évangélisation est en fait une grâce et une vocation propre à l’Église et représente son identité la plus profonde. L’Église existe pour évangéliser. Le Pape souligne que ce qui est important, c’est d’évangéliser la culture et les cultures humaines, pas seulement de manière superficielle, mais jusqu’aux racines les plus profondes. Le Pape s’attarde en particulier sur deux aspects. Premièrement, l’évangélisation doit provoquer un changement à la racine d’une culture, là où les valeurs se forment. Deuxièmement, le Pape estime que la rencontre personnelle est très importante et imite les rencontres de Jésus avec les divers personnages des évangiles, comme par exemple la Samaritaine.

Dans son document Le Progrès rapide, Jean-Paul II enseigne que « Dans les moyens de communication l’Église trouve un soutien précieux pour diffuser l’Évangile et les valeurs religieuses, pour promouvoir le dialogue et la coopération œcuménique et interreligieuse, ainsi que pour défendre ces solides principes qui sont indispensables pour construire une société qui respecte la dignité de la personne humaine et qui soit attentive au bien commun ». L’Église voit les médias comme des outils qu’il faut utiliser pour satisfaire à sa mission multiforme dans le monde, dictée par Dieu. Le Pape ajoute qu’il faut faire tout le possible pour mener cette mission à bien et il fait remarquer que les médias peuvent « rendre plus efficaces les liens de communion entre les communautés ecclésiales ». En outre, il observe que « les technologies modernes augmentent d’une manière impressionnante la vitesse, la quantité et la portée de la communication ». Il parle aussi de quelques « défauts » des médias, en particulier du fait qu’ils « ne favorisent pas ce fragile échange d’esprit à esprit, de cœur à cœur qui doit caractériser toute communication au service de la solidarité et de l’amour ».

Dans Caritas in Veritate, le pape Benoît XVI affirme que les médias et la technologie en général expriment la tension intérieure qui pousse le genre humain à dépasser graduellement les limites matérielles et reflètent un désir de transcendance. La technologie est une réponse au commandement de Dieu de cultiver et garder le jardin qu’Il avait confié à l’homme (Gn. 2,15). L’Église ne considère pas la technologie comme bonne ou mauvaise en soi, mais plutôt comme l’expression d’une qualité humaine donnée par Dieu, qui peut être utilisée pour le bien de l’humanité.

Dans Nouvelles technologies, nouvelles relations, le pape Benoît XVI trace quelques lignes directrices à l’intention de ceux qui utilisent les nouveaux médias, soulignant les diverses manières dont ces derniers influencent les rapports humains. Il commence en disant que la vitesse avec laquelle les technologies des nouveaux médias se développent et se diffusent ne devrait pas nous surprendre, puisqu’elles répondent au désir fondamental des personnes d’entrer en relation les unes avec les autres. Il souhaite que les nouveaux médias non seulement permettent aux personnes d’entrer en relation, mais aussi que ces contacts favorisent des formes de coopération entre des personnes provenant de contextes géographiques et culturels différents. Ce qui leur permettra d’approfondir leur humanité commune.

Le 29 juin 2011, le pape Benoît XVI a lancé un nouveau site Web au moyen d’un iPad, en prononçant ces mots: « Chers amis, je viens de lancer www.news.va. Que soit loué notre Seigneur Jésus Christ. Avec mes prières et mes bénédictions. Benedictus XVI ». Cela a amené des milliers d’usagers à suivre le compte Twitter du Vatican en langue anglaise.

Criticité

Le pape Benoît XVI aborde aussi le thème du digital divide (fossé numérique). Ce terme veut dire que les nouveaux médias sont facilement accessibles à la classe moyenne et élevée, dont ils expriment les valeurs; ils sont cependant difficilement accessibles et non représentatifs des classes les plus pauvres. Le Pape préconise que l’on veille à garantir l’accessibilité de ces nouveaux médias pour tous les êtres humains, en particulier les plus démunis et vulnérables. Il lance un avertissement, à savoir que ce serait un grave préjudice pour l’humanité si le développement continuel des nouveaux médias devait creuser encore davantage l’écart qui sépare les pauvres des nouveaux réseaux qui se développent au service de l’information et de la socialisation de l’humanité. Tandis que l’Église soutient le rapprochement des peuples à travers les nouveaux médias, elle lance un appel afin qu’un mouvement adéquat représente les pauvres et les marginaux par l’intermédiaire de ces nouveaux médias.

Le pape Benoît XVI estime que les nouveaux médias ne devraient pas seulement se concentrer sur les relations, au contraire la qualité des contenus revêt tout autant d’importance. Le Souverain Pontife encourage ceux qui œuvrent dans le secteur des nouveaux médias à promouvoir une culture de respect, de dialogue et d’amitié, dans laquelle il faut respecter la dignité de la personne humaine. Il faudrait instaurer un dialogue dans le cadre d’une véritable recherche de la vérité. Avec les nouveaux médias, les usagers pourraient facilement être amenés à se prendre pour « des consommateurs sur un marché de possibilités indifférenciées, où le choix lui-même devient le bien, la nouveauté se fait passer pour beauté, l’expérience subjective remplace la vérité ». Les nouveaux médias ne devraient pas détourner les usagers de leurs relations avec la famille, avec les voisins et les membres de la communauté offline. Le Pape a aussi lancé l’avertissement suivant: lorsque le désir de connexion virtuelle devient excessif, il peut en effet finir par isoler les individus de l’interaction sociale réelle et, dans le même temps, perturber les modèles de repos, de silence et de réflexion nécessaires à un développement humain sain. L’Église préconise la modération dans tous les domaines de l’interaction avec les nouveaux médias. Le Pape a aussi mis l’accent sur le rôle des jeunes dans le rapport de l’Église avec les nouveaux médias et l’évangélisation qui est probablement plus importante que jamais.

Quelles sont les autres sources chrétiennes qui utilisent les nouveaux médias ?

Les avantages apportés par les nouveaux médias ont été signalés par le marketing (séculier), ainsi que par des sources catholiques et protestantes. De nombreuses organisations au sein de l’Église ont commencé à utiliser les nouveaux médias et les technologies s’y relatant sur une large échelle, obtenant divers niveaux de succès.

Et que peut-on dire des Instituts séculiers et des nouveaux médias?

Les Instituts séculiers ont eux aussi amplement adopté les nouveaux médias. Vu que les membres des Instituts séculiers vivent seuls ou en famille, il leur est désormais possible de se connecter à d’autres membres via email, Skype etc. La CMIS (Conférence Mondiale des Instituts Séculiers) dispose d’un site Web qui relie plusieurs Conférences d’Instituts séculiers et Instituts séculiers. D’autres Conférences d’Instituts séculiers au niveau continental ou national sont également disponibles sur le Web. On trouve aussi sur Internet du matériel sur la sensibilisation à la vocation et sur la formation.

Que pensent les chercheurs modernes des nouveaux médias?

Les chercheurs James Katz et Ronald Rice ont fait de vastes recherches sur les conséquences sociales de l’utilisation de l’Internet. Dans leur travail « Project Syntopia », ils donnent un compte rendu de leur recherche. En général, le comportement des personnes online reflète leur comportement lorsqu’elles sont offline, à savoir non connectées à Internet. Il n’y a pas de preuves scientifiques pouvant être adoptées pour étayer le « paradoxe social » selon lequel une utilisation massive de l’Internet cause une augmentation de l’isolement social. Au contraire, Katz et Rice arrivent à la concluent que l’utilisation de l’Internet est associée à une « participation accrue à la communauté et à la politique, et à une augmentation considérable de l’interaction sociale, tant online qu’offline ». Leurs conclusions ont été étayées par de nombreuses autres études.

Selon les preuves recueillies par Erik Qualman au cours de l’année 2009, les médias sociaux non seulement enregistrent le plus grand nombre de nouveaux affiliés par rapport à n’importe quel autre moyen de communication du passé, mais leur popularité est destinée à augmenter avec le temps. La radio a mis 38 ans pour arriver à 50 millions d’auditeurs et la télévision 13 ans, Facebook, le célèbre réseau social, a atteint 100 millions de nouveaux usagers en moins de neuf mois, selon l’estimation du chercheur. Il affirme en outre que si Facebook était un pays, ce serait le quatrième plus grand du monde. Wikipédia, la célèbre encyclopédie online, où les usagers créent et modifient les contenus, contient plus de 13 millions d’articles, dont 78% sont écrits dans une langue autre que l’anglais.

Si l’on considère le point de vue du marketing, les consommateurs sont libres de décider à combien et à quelle sorte de publicité ils veulent s’exposer. Ils peuvent choisir le programme télévisé qu’ils veulent regarder, la publicité qu’ils veulent éviter et ils peuvent naviguer sur un site Web en utilisant un programme qui empêche les publicités pop-up d’apparaître sur leur écran. Les consommateurs sont fatigués de recevoir des messages publicitaires. Cela lance un grand défi à ceux qui s’occupent de marketing et veulent toucher les consommateurs d’aujourd’hui. Selon Qualman, seuls 14% des consommateurs font confiance à la publicité, tandis que 78% affirment se fier plutôt aux avis d’autres consommateurs. Ils n’ont plus confiance en ceux qui vendent et leur disent « ce qui est mieux ». Ils veulent une véritable interaction, avec des gens qui sont exactement comme eux. En 2008, le « Baromètre de confiance » d’Edelman a constaté que l’avis le plus fiable sur Internet était, selon les consommateurs, l’avis d’une « personne comme moi ».

Les jeunes et l’Internet

L’Internet joue un rôle important dans la vie des jeunes. On a constaté qu’aujourd’hui 87% (21 millions) de jeunes Américains vont online. Les SMS, la messagerie instantanée, le chat room et les sites Web augmentent la rapidité de l’interaction multiple et simultanée qui lance de nombreux défis.

L’impact sur la sphère sociale. Le fait de communiquer par l’Internet contribue à élargir la sphère sociale d’un individu. Désormais la sphère sociale d’une personne n’est plus limitée géographiquement, vu qu’il existe une présence « virtuelle » plutôt que « physique ». Les jeunes qui vivent dans des endroits lointains, qui sont handicapés ou obligés de rester à la maison pour des raisons de santé, pourraient trouver dans le chat sur l’Internet une forme importante de communication.

Cependant, selon certains, cela pourrait conduire à l’isolement social. En outre, l’impact sur les rapports avec la famille suscite des préoccupations. On assiste à l’apparition de situations nouvelles comme le cyber-harcèlement et le stalking online, la cyberpornographie, les phénomènes de hacking ou le flaming, message offensif public ou personnel usant d’agressions verbales. Il y a aussi d’autres dangers, notamment le fait de montrer ouvertement la violation des règles en groupe, avec des phénomènes comme le racisme, le sexisme et l’homophobie.

L’impact sur la sphère émotionnelle. L’Internet est de plus en plus utilisé comme une source essentielle pour trouver des informations de toutes sortes, allant des notions sur les formes d’abus aux conseils personnels, permettant aux jeunes de s’exprimer. De nombreux jeunes consultent des sites ou des services d’aide créés à l’intention de ceux qui ont des idées suicidaires, des groupes de soutien, des sites d’informations médicales et de contact avec les organisations du secteur. Cette interaction contribue à offrir de l’aide, en dehors du milieu familial, pour les problèmes émotionnels auxquels certaines personnes sont confrontées.

Le revers de la médaille réside dans le f ait que nombre de ressources concernant la sphère émotionnelle peuvent être dangereuses. Il y a par exemple de nombreuses sociétés promouvant le droit de mourir (les Hemlock Societies – littéralement Sociétés de la Ciguë). On y trouve aussi des informations sur la manière de construire des bombes, de s’automutiler, d’être sexuellement actif, de prendre de la drogue, ainsi que de nombreuses activités illicites et illégales.

La sécurité informatique

C’est une question importante pour les jeunes d’aujourd’hui. Il est essentiel pour les parents et leurs enfants d’être conscients des aspects liés à la sécurité informatique afin de ne pas devenir à leur insu victimes de racolage ou de harcèlement sexuel, par exemple. A l’école, les enseignants pourraient intégrer les programmes didactiques par des leçons destinées à expliquer des concepts comme le plagiat, le fait de copier et autres formes de communication contraires à l’éthique.

Les leçons online et les cyber helpers (assistants ou tuteurs online)

Ce sont des instruments importants pour les jeunes d’aujourd’hui. Il s’agit de leçons destinées à commenter un message instantané, SMS ou email, pour comprendre le message et celui qui l’a envoyé, pour discuter de l’étiquette de réseau (« netiquette »), comprendre quel est l’usage correct du cyberespace. Tout cela revêt aujourd’hui une grande importance. La communication via Internet a changé de nombreux aspects de la vie des jeunes, par exemple la sphère privée, sociale, culturelle, économique et intellectuelle. Cependant, avec une préparation, des conseils et une supervision adéquats, l’Internet peut offrir une expérience positive et contribuer à promouvoir la croissance personnelle.

Théologie ou technologie?

En s’adressant aux membres de la Commission théologique internationale, en décembre 2010, le pape Benoît XVI a déclaré que tout individu qui aime Dieu est poussé à devenir, en un certain sens, un théologien. Chacune de nos activités devrait être étroitement liée à notre rapport avec Dieu. Le Souverain Pontife a en outre affirmé que la théologie n’est pas de la théologie si elle n’est pas intégrée à la vie et ne reflète pas la réflexion de l’Église dans l’espace et dans le temps.

Jésus a dit:
Beaucoup me diront en ce jour-là: « Seigneur, Seigneur! N’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé? En ton nom que nous avons chassé les démons? En ton nom que nous avons fait de nombreux miracles? » Alors je leur déclarerai : « Je ne vous ai jamais connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité ! » (Mt 7, 22-3)

Nous pourrions continuer pendant des heures à parler de la manière dont les nouveaux médias peuvent contribuer à la mission de l’Église. Mais tout cela ne produira aucun effet si ce travail avec les médias n’est pas basé sur la prière et la théologie. Il s’agit de la primauté de la théologie sur la technologie !

Comment l’Église pourrait-elle développer un fondement théologique?

Le Saint-Père estime que nos enseignants doivent être les pères et les théologiens de toute la tradition chrétienne. Nous devons commencer par réfléchir sur l’évangélisation au sein de l’Église à partir des prophètes, en passant par le Christ pour finir aux saints. Nous devons donc réfléchir sur les pères, les docteurs et les nouvelles personnalités médiatiques de l’Église. Je veux parler en particulier de : saint Paul apôtre, saint François de Sales, évêque et docteur de l’Église (1567-1622), du bienheureux Giacomo Alberione, fondateur de la Famille paulinienne (1884-1971), du serviteur de Dieu Fulton J. Sheen, évêque et personnalité médiatique à qui des prix avaient été décernés pour son activité à la télévision (1895-1979) et saint Daniele Comboni, dont les paroles sur le travail missionnaire résonnent dans ce monde des nouveaux médias.

Par où faut-il donc commencer?

Les nouveaux médias ont créé un nouvel espace pour la pensée humaine, l’apprentissage et la communication. Beaucoup voient ce phénomène comme quelque chose qui va bien au-delà d’une simple révolution médiatique, mais plutôt comme une révolution de la « langue ». Les nouvelles technologies des médias ont radicalement changé la manière dont les êtres humains pensent et s’expriment. J’ai essayé de présenter le cadre et le langage dans lesquels les technologies émergentes des nouveaux médias peuvent être considérées, évaluées et, éventuellement, encouragées et utilisées au sein de l’Église. J’ai recueilli le matériel nécessaire pour mon exposé dans les documents de l’Église et la thèse de Santana Angela. L’Église dispose de « nouveaux langages » et doit voir quelle « langue nouvelle » est appropriée pour elle.


Références bibliographiques:
1. Santana Angela M., New Media, New Evangelization: The Unique Benefits of New Media and Why the Catholic Church Should Engage Them. (Nouveaux médias, nouvelle évangélisation: les avantages uniques des nouveaux médias et pourquoi l’Église catholique devrait les utiliser) St. Mary's University San Antonio, Texas (Université St. Mary, San Antonio, Texas).
2. Encyclique Caritas in Veritate du Souverain Pontife Benoît XVI aux évêques, aux prêtres et aux diacres, aux personnes consacrées, aux fidèles laïcs et à tous les hommes de bonne volonté sur le développement humain intégral.
3. Décret sur l’Apostolat des Laïcs Apostolicam Actuositatem, solennellement promulgué par Sa Sainteté le pape Paul VI, le 18 novembre 1965.
4. Lettre apostolique Le Progrès rapide du Saint-Père Jean-Paul II, aux responsables des communications sociales.
5. Message du Saint-Père Benoît XVI à la 43ème Journée Mondiale des Communications Sociales. « Nouvelles technologies, nouvelles relations. Promouvoir une culture de respect, de dialogue, d’amitié ». [Dimanche 24 mai 2009]
6. James Katz et Ronald Rice. Project Syntopia: Social Consequences of Internet Use.


Note de la CMIS: le texte original est en anglais.

 

COMMENT NOTRE VOCATION CHANGE
QUAND LE MONDE CHANGE ET QUE NOUS CHANGEONS AVEC LUI.

 

Piera Grignolo

 

Le thème qui m’a été confié contient de nombreux aspects à examiner. Il me semble que le terme « changement » concerne fondamentalement la réalité socioculturelle dans laquelle nous vivons ainsi que notre condition personnelle: je ne pense pas qu’il concerne notre VOCATION laïque :

c’est la manière de vivre et d’actualiser les charismes qui change, mais pas la substance, à savoir une vie donnée à Dieu pour nos frères dans la réalité temporelle, dans le monde.

Il ne s’agit pas de changer de mentalité, mais d’acquérir « la mentalité du changement ou du voyageur » (E. Leed - La mente del viaggiatore, Bologna 92), à savoir la capacité de mûrir une pensée nomade, comme il est juste de le faire à une époque de mobilité et de changement, où tant celui qui voyage que celui qui reste où il est vit quoi qu’il en soit comme un « homo migrans ». Il s’agit de repenser à une nouvelle forme d’éducation dictée par le dépassement du subjectivisme moderne – le MOI au centre – pour nous ouvrir sur le visage de l’autre: voilà le changement, l’ouverture sur un humanisme planétaire, convivial, interculturel.

C’est la nouveauté du troisième millénaire: redécouvrir la réalité relationnelle. Nous, les Occidentaux, appartenons à une tradition philosophique et pédagogique profondément enracinée dans le principe du « connais-toi toi-même », qui sous-tend la conviction que l’autre est égal à nous et, s’il ne l’est pas, qu’il est « barbare, infidèle, et de toute manière inférieur ». Mais que se passe-t-il quand l’autre est différent et que je suis conscient de ne plus pouvoir le considérer comme un barbare ou un païen ? Le philosophe Italo Mancini écrit dans Tornino i volti que « …au troisième millénaire le terme comprenant tout devra devenir l’autre et son visage, à savoir son prochain bibliquement parlant, et une culture de paix se développera autour de lui ».

Il s’agit de redécouvrir le sens de l’accueil et de la solidarité, c’est-à-dire de nous éduquer à la réciprocité qui nous rend peu à peu aptes à l’écoute, au dialogue, au silence, à la solitude habitée par la présence de l’autre.

C’est là un changement considérable qui est exigé de tous les individus en général, mais en particulier de nous, laïcs, appelés de par notre vocation à partager la vie quotidienne des gens qui habitent nos villes et nos territoires. Il est vrai qu’il existe aujourd’hui le territoire de l’isolement, froid et désolé et sans mémoire ou mémoires, qui doit être transformé par notre présence en un territoire vécu, identifié, rempli d’avenir et de prophétie, qui est celui de l’homme et de la femme, des relations significatives où le moi se définit comme le nous, où la terre habitée devient un espace affectif et relationnel, où nous construisons ensemble le sens de la vie et où chaque personne peut trouver du pain et de la paix.

C’est dans cette perspective que l’on apprend à PARTAGER. Le partage donne la mesure de la relation : une relation significative ne peut exister sans partage. Le partage touche les aspects les plus profonds de la personne : en partageant, on participe de la vie des autres et vice versa, dans un rapport de parité, où chacun partage avec l’autre son énergie, ses capacités, ses limites, ses faiblesses, la joie et la douleur. Ce n’est pas le rapport « je donne, tu prends », mais plutôt celui qui se noue entre plusieurs personnes, l’une disant à l’autre « entre dans ma vie, dans ma réalité de personne », acceptant pour ce faire de changer, dans le vécu quotidien concret. C’est rechercher ensemble la construction de quelque chose à partager, quelque chose qui donne un sens à sa propre vie et à celle des autres et améliore les personnes à travers un changement des structures pour les rendre plus humaines et vraiment au service de la personne. Il ne faut pas vouloir faire de grandes choses, mais se soucier des besoins réels des personnes qui construisent un morceau d’histoire avec nous.

Je pense que la nouveauté du temps présent consiste à vivre une présence différente et nouvelle dans notre milieu de vie, dans le but de « vivre le style évangélique pour apporter Dieu à l’homme contemporain par notre vie ».

Il faut à cet effet prêter une attention constante aux changements socioculturels qui se produisent autour de nous, aux changements qui se produisent en nous pour pouvoir vivre de manière nouvelle notre VOCATION laïque, conscients que nous sommes une RENCONTRE avec l’autre et que la relationnalité est à la base de notre présence. On ne nous demande pas seulement de FAIRE, d’ORGANISER, mais surtout d’ÊTRE fidèles dans le changement, avec de nouvelles modalités de présence.

Il est vrai que chacun de nous change: je pense à l’enthousiasme et aux motivations initiales avec lesquels nous nous sommes lancés dans l’accueil du projet de Dieu sur nous: être le sel, le levain, la lumière dans le quotidien a été pour chacun de nous un désir profond qui nous a permis de surmonter les difficultés.

Au fil des ans, nous avons peu à peu découvert la difficulté de ne pas être reconnus en ce qui concerne notre présence apparemment anonyme, notre solitude souvent incomprise, la non-assistance dans la maladie, le manque de sécurité de la vieillesse assistée...

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt et d’étonnement un article de la théologienne Lilia Sebastiani, paru dans la revue Credere oggi, intitulé « Per una spiritualità del consumo e della soddisfazione » (Pour une spiritualité de la consommation et de la satisfaction). Je n’avais jamais entendu parler de la spiritualité de la consommation, mais de consumérisme, naturellement dans le sens négatif. « …Aujourd’hui la fuite de la “belle âme” hors de la civilisation compromise par le facteur argent est-elle vraiment un choix spirituel? Tout en admettant que cette âme (particulière) puisse trouver son bonheur et se réaliser dans une forme de vie extra-économique de son choix, nous nous demandons ceci: une vie extra-économique n’est-elle pas, dans une certaine mesure, aussi extra-sociale? Et un choix de vie peut-il être authentiquement spirituel sans solidarité?

Aujourd’hui la belle âme est peut-être et surtout celle qui accepte la confrontation avec les choses du monde: qui accepte de “mettre les mains dans le cambouis”, comme on le disait volontiers jadis, mais la perspective sous-entendue ne nous semble pas satisfaisante, notamment parce qu’elle contient toujours un jugement négatif implicite (monde=sale).

Le choix ne consiste pas à se salir les mains ou le cœur, mais à purifier le monde pour le rendre capable de “transparence”, pour qu’on puisse y lire le projet de Dieu. Il faut donc se réconcilier aussi avec les biens, avec les choses: non pas pour s’y perdre, non pas pour s’identifier avec le monde, non pas pour perdre sa propre “verticalité” innée, mais pour rendre la logique de la Rédemption de plus en plus reconnaissable et agissante dans toutes les sphères de la vie terrestre ».

Il me semble qu’il s’agit là d’une lecture très significative pour nous, membres d’Instituts séculiers, une proposition de réflexion et d’ouverture nouvelle, dont nous ne pouvons aujourd’hui faire abstraction si nous voulons vraiment rechercher une manière créative, mais fidèle, d’être présents dans l’histoire en plaçant au centre la PERSONNE et non les choses, et d’utiliser les biens sans en devenir dépendants ou nous laisser dévorer par eux.

Voilà une piste de recherche.

COMMENT VIVRE NOTRE VOCATION AUJOURD’HUI - DANS LA PERSPECTIVE DE L’EDUCATION

Rester dans un état de conversion continue: une mentalité nouvelle. Il ne faut jamais dire … « de toute façon, au point où j’en suis » …. mais vivre en dressant nos antennes pour capter des modalités nouvelles de présence, adaptées à notre âge et à notre condition :

1) Penser une Église pauvre et humble qui s’en remet à la force de l’Évangile: « L’Église n’est autre que le monde converti » (Moioli 1990). Nous sommes l’Église, nous sommes toujours le monde.

- Non à la fuite du monde
- Non à la conquête du monde
- Oui à la conversion du monde à partir de nous-mêmes : vivre un témoignage crédible : notre style de vie, notre humanité suscitent-ils une demande de sens chez ceux que nous rencontrons?
- Avec la pauvreté de nos moyens: utiliser les moyens du monde dans la mesure où ils sont utiles, mais les abandonner dès lors qu’ils nous feraient douter de la sincérité du témoignage (Dianich)

2) Gagner « la sagesse »

- Habiter notre sensibilité et l’évangéliser « sens spirituels car ils reçoivent la Grâce vivifiante de l’Esprit»

- Les sens nous permettent de communiquer avec l’extérieur dans les deux directions: accueillir le don de DIEU et le redonner.
- Cultiver la relation avec l’Unique nécessaire

° dimension contemplative et communionnelle avec Jésus-Christ, comme fondement de la vie vécue dans le monde sans perdre la « saveur »
° comme fondement de l’acceptation du « risque du partage » (Moioli 91)

Habiter notre humanité et rester en contact profond avec l’humanité du Christ nous transforme intérieurement, nous rend sages et donc prudents, fait de nous des femmes et des hommes en mesure de faire en sorte que la foi et la charité qui nous viennent de l’accueil de l’Évangile soient « effectivement vécues » (GS 42).

Chacun de nous fera sienne l’invitation que Jésus adresse à Marie de Magdala (Jn 20) « Va trouver mes frères », vis parmi eux et par ton témoignage annonce le Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ.


Note de la CMIS: le texte original est en italien.

 

ÉLÉMENTS POUR UNE SYNTHÈSE DU CONGRÈS

 

Giorgio Mario Mazzola

 

Nous allons conclure notre Congrès en recueillant quelques éléments stimulants qui sont ressortis de ces journées et essayer d’en tirer quelques pistes de parcours.

Commençons par Assise, par saint François.

Je me souviens qu’au cours d’une réunion avec la CMIS, le Secrétaire de la Congrégation de l’époque, Mgr Gardin, après avoir écouté et essayé de comprendre le sens profond de la vocation des Instituts séculiers, avait terminé par cette analogie: « Au moment de constituer un ordre de frères, Saint François voulut qu’ils fussent Mineurs, à savoir petits ». Petits, mais nécessaires pour renouveler l’Église secouée par une grave crise, pour ramener l’Église à sa seule mission, celle d’être témoin de l’amour de Dieu.

De nombreux siècles se sont écoulés, et il semble que nous nous trouvons aujourd’hui dans les mêmes conditions: l’Église, qui passe actuellement par une période difficile – et je ne veux pas seulement parler de ce qu’on peut lire dans les titres des quotidiens, ce qui peut être le symptôme d’un malaise plus profond, d’une certaine confusion dont le Pape a parlé à plusieurs reprises – l’Église, disais-je, doit se débarrasser de nombreuses superstructures qui sont aujourd’hui un poids inutile, voire dangereux dans certains cas, et doit renouer un contact véritable, donc authentiquement humain, avec la parole de l’Évangile et se fier uniquement à elle. En y songeant bien et en regardant autour de nous, il s’agit d’une immense œuvre de renouveau. Les Instituts séculiers doivent jouer leur rôle dans ce renouveau. Ils sont petits, mais nécessaires. Quel est donc ce rôle qu’il n’est pas permis d’abandonner? Nous devons y réfléchir attentivement car il n’est pas dit que nous puissions nous dire fidèles à cette tâche par le seul fait d’être ici présents.

Rappelons-nous que pour nous, être fidèles signifie être fidèles à la consécration et à la sécularité, à une pleine consécration et à une pleine sécularité.

Partons des paroles du Pape. Encore une fois, nous avons fait l’expérience d’une parole du Magistère élevée, dense, contraignante.

Et le Concile nous rappelle que la relation entre l’Église et le monde doit être vécue sous le signe de la réciprocité, car ce n’est pas seulement l’Église qui donne au monde, contribuant à rendre plus humains les hommes et leur histoire, mais c’est aussi le monde qui donne à l’Église, de façon qu’elle puisse se comprendre mieux elle-même et mieux vivre sa mission.
(cf. Gaudium et Spes, 40-45).

J’ai relu les paragraphes de Gaudium et Spes cités dans la lettre du Pape, et je dois dire que l’expression de la lettre qui nous est adressée est encore plus efficace. En tout cas, dans cet échange entre l’Église et le monde, nous devons participer des deux courants. Nous sommes pour ainsi dire des deux côtés. Cette réciprocité dont on parle ici, nous devons la ressentir dans notre vie. Mais attention, comprenons-nous bien: il ne s’agit pas, pour nous, d’agir en tant que messagers, comme si nous devions prendre quelque chose d’un côté pour l’apporter de l’autre côté. Cette réciprocité, nous la vivons individuellement parce que nous vivons dans ce monde. C’est notre vie, à la condition que nous soyons vraiment dans le monde, qui est continuellement traversée par ce courant.

Puis le Pape nous a demandé ceci:
Être capables de se laisser interroger par les complexités du monde, de rester ouverts aux sollicitations venant de vos relations avec les frères qui croisent votre chemin, de s’engager dans un discernement de l’histoire à la lumière de la Parole de vie. Vous devez être disponibles pour construire, avec tous ceux qui recherchent la vérité, des parcours de bien commun, sans recourir à des solutions toutes faites et sans avoir peur des questions qui restent telles.

Avant d’essayer de puiser quelques indications dans ces paroles, je voudrais signaler que l’enseignement du magistère sur les Instituts séculiers, en particulier celui des papes, a une très grande valeur et est riche de contenu. C’est comme si l’Église continuait à nous répéter avec force : cette vocation est importante ! Elle est importante ! Mais nous... nous n’y croyons pas vraiment. Nous n’osons pas remettre (j’utilise un terme important du rapport du père Gamberini) tout le sens de notre vie à l’existence commune. Nous cherchons des raccourcis pour la rendre importante d’une autre manière.

Le Pape nous dit: « Sans avoir peur des questions qui restent telles ». Il faut avoir du courage pour parler ainsi ! Ce serait merveilleux si nos Instituts pouvaient se présenter aux jeunes de cette manière: nous ne sommes pas ici, avant tout, pour donner des réponses (surtout si elles sont toutes faites), mais pour accueillir des questions. Nous avons besoin de questions importantes parce que nous devons continuellement recueillir des questions. Et tout particulièrement celles qui viennent du monde non croyant.

L’Évangile est fait pour être compris par tous les hommes de bonne volonté. Si cela ne se produit pas, nous devons nous poser des questions sur les manières dont nous le présentons. Nous devrions savoir entrer quelquefois dans le cœur du non-croyant – et cela ne serait pas difficile si nous avions le courage d’écouter le non-croyant qui réside à l’intérieur de chacun de nous – pour voir combien nous sommes parfois ridicules et niais, avec nos liturgies contrefaites, avec nos sentences moralistes, avec nos initiatives ornementales, pour ne pas parler des occasions où nous allons jusqu’à contredire l’Évangile. Le Pape nous a demandé d’embrasser avec charité les blessures du monde et de l’Église, parce que … ce sont nos blessures.

L’écoute du monde non croyant est une tâche que les Instituts séculiers devraient considérer comme leur étant propre. Mais pour écouter ce monde, nous devons vraiment y être.

Le P. Gamberini nous a montré qu’en Jésus, le saint, le pur, la vie, ont rencontré le péché, l’impur, la mort, et ce n’est que de cette manière que la vie a pu s’écouler. Notre salut vient de là: quand le sacré a rejoint le profane. Nous devons réfléchir là-dessus. Comme je l’ai dit tout de suite après le rapport, je ne vais rien ajouter ici. Mais nous devons réfléchir.

Quand nous disons que notre pauvreté, notre chasteté et notre obéissance doivent être vécues conformément aux exigences de la sécularité, nous voulons dire par là qu’elles doivent respecter l’intention de Dieu, et le critère selon lequel ces vertus doivent être vécues et vérifiées est le suivant : pour que tous les hommes « aient la vie et qu’ils l’aient en abondance » (Jn 10,10b).

Nous avons parlé de langage: les nouveaux médias accélèrent l’évidence que le langage ecclésial risque de résonner dans le vide si la vie ne s’écoule plus dans ce langage (en termes évangéliques, nous pourrions parler du sang, c’est-à-dire d’une vie pleine). Jésus parlait avec autorité parce qu’il était le Verbe fait chair, en Lui la Parole et la Vie coïncidaient. La Professeure Gerl Falkowitz nous a dit des choses intéressantes à propos de l’initiative de prière destinée aux athées: quand nous ajoutons nos paroles à l’Évangile, les non-croyants sont moins intéressés ; quand on lit directement l’Évangile, les athées se sentent interpellés. Il y a donc un certain langage – et une certaine manière de penser de l’Église – qui s’enroule sur lui-même, qui ne produit plus d’effet, qui n’arrive plus à transmettre la vie, parce qu’il est loin de la vie.

Dans l’exposé d’Ivan Netto j’ai été frappé par une expression synthétique concernant une enquête sur les jeunes: « ils ne sont pas disposés à écouter des messages qui viennent d’en haut, mais ils sont prêts à écouter quelqu’un comme moi ». Jésus a rencontré les gens là où ils étaient, il est s’est fait l’un d’entre eux. Quelqu’un qui est intervenu dans la salle a dit ceci: Madeleine Delbrel disait qu’elle n’avait pas fait de grandes choses, se contentant d’aimer les gens avec lesquels elle vivait.

Dans son rapport, Piera Grignolo nous a dit qu’il n’est pas si facile de rencontrer l’autre. Il faut apprendre. Un autre qui est de plus en plus autre. Il ne faut pas se mettre devant lui, mais à ses côtés. Ce n’est pas rien. Dans la discussion qui a suivi son rapport, le père Gamberini nous a dit que la première forme d’exorcisme, c’est l’écoute, c’est donner de l’espace à l’autre afin qu’il puisse parler de son expérience.

L’espace: voilà un mot qui doit nous passionner. Dans cette rencontre avec l’autre, nous devons apprendre à créer de l’espace, au lieu de le remplir comme nous le faisons d’habitude. En sachant que, selon le mystère chrétien, si lors de cette rencontre, quelqu’un doit payer et doit mourir – doit donc céder de l’espace – ce quelqu’un, c’est nous.

L’Église doit apprendre à ne pas toujours dire le maximum possible, mais à dire le minimum nécessaire afin qu’il soit clair que « cette incomparable puissance soit de Dieu et non de nous » (2 Co 4,7). Nous devons cesser de nous comporter comme les maîtres de l’Esprit, nous devons au contraire avoir la certitude que Dieu écrit son histoire de salut sur la trame des vicissitudes de notre histoire (ce sont les paroles du Pape). C’est son histoire de salut, non la nôtre. Le monde n’a pas besoin d’intrigants de l’Esprit (le Préfet nous a dit que nous risquons d’étouffer sous le poids de nos œuvres), qui utilisent la foi comme un manuel de réponses préconçues, mais de chercheurs de la vérité – je cite encore les paroles du Pape.

La mesure de la profondeur de votre vie spirituelle ne réside pas tant dans vos activités […] mais dans la capacité de rechercher Dieu dans le cœur de tout événement. […] Ce n’est que par la grâce, don de l’Esprit, que vous pouvez trouver sur les sentiers parfois tortueux des vicissitudes humaines la voie vers la plénitude de la vie surabondante.

L’Église doit elle aussi apprendre à être une servante inutile – je ne suis pas en train de dire une bêtise, ce sont les paroles de Jésus. Nous aimons l’Église, donc nous voulons qu’elle soit belle et fidèle à l’Évangile.

Grâce à l’intervention de la Professeure Gerl Falkowitz, nous nous sommes souvenus, s’il en était besoin, qu’il faut penser la foi; en effet, dans nos milieux une réflexion continue et mise à jour fait défaut, au risque que tout soit laissé à l’émotivité pure; nous allons voir si au cours l’Assemblée de ces prochains jours nous allons être capables de tracer des pistes. La professeure nous a aidés à comprendre la nécessité d’un regard anthropologique profond, qui place le mystère chrétien au cœur de la question fondamentale de la vie: comment vais-je utiliser cette vie? Dois-je la garder pour moi ? Comment chasser la crainte de la perdre? Voilà des questions qui ... nous mettent aux côtés d’autrui. C’est pour cette raison que j’ai dit, après son exposé, que nous devrions nous poser ouvertement cette question: quelle est la tâche du chrétien dans le monde? Si nous placions la vie au centre, nous devrions en conclure que nous sommes dans le monde non pas pour faire les choses soi-disant chrétiennes, mais pour accepter jusqu’au bout cette tension que comporte la vie de chaque homme et de chaque femme, en essayant d’y être les témoins d’un sens que nous avons contemplé. Le monde a besoin de personnes qui regardent ces questions en face et sachent en tenir compte sans faire semblant.

La seule chose qui manque dans une vie, c’est de ne pas devenir saint: voilà ce que nous disait, de manière significative et avec force, Mgr Gérald Lacroix, évoquant l’appel à devenir saint. C’est précisément pour cela que nous sommes entrés dans un Institut séculier. Mais ce don ne nous est pas exclusivement destiné, il appartient à tout le monde, et l’appel à la sainteté doit être traduit concrètement. Nous devons aider l’employé, l’enseignant, la mère, le père, le serrurier, le maire, le malade... mais aussi l’artiste, le sportif à répondre: « Comment puis-je devenir saint en étant employé, enseignant, mère… ? » Il faut préparer un nouveau modèle de sainteté afin que le chrétien comprenne qu’il peut devenir saint non pas en s’éloignant de l’impur, du profane, mais en étant présent et saint dans cette condition. Jésus nous a donné la vie quand il est entré en contact avec l’impur, à savoir avec ce qui est malade.

Dans l’Église, tout doit soutenir ce chemin de sainteté, parce que c’est là notre manière de « faire fonctionner » l’Église. Pierre Langeron nous a parlé avec précision de toute la difficulté qu’ont les laïcs à se réapproprier un rôle dans l’Église. Mais sur ce chemin il n’y a pas place pour une « revendication » du rôle des laïcs, comme s’ils demandaient des concessions ou des délégations. Ce temps est révolu parce que, au sein de l’Église, on doit simplement se rendre compte que le peuple de Dieu est fait de laïcs, et qu’au service de ce peuple il y a les ministères, absolument indispensables, de la Parole, des sacrements, du discernement, de la prière incessante. C’est pourquoi je ne pense pas qu’il soit utile de faire, dans l’Église, une « année sur le laïcat », parce qu’à mes yeux ce serait traiter le laïcat comme une catégorie: en effet, le laïcat est fondamentalement le peuple de Dieu; si l’Église ne s’occupait pas de lui, de quoi s’occuperait-elle ? D’autres choses, c’est possible, mais au risque de trahir l’Évangile, comme nous pouvons le constater encore aujourd’hui.

Le Cardinal Préfet nous a rappelé la très grande valeur de la communion et de la nécessité de respirer avec l’Église tout entière. Nous ne devons pas nous regarder nous-mêmes, nous a-t-il répété, nous ne devons pas restreindre notre regard, mais nous ouvrir à la communion. Ce qu’a dit le Préfet est frappant : l’origine des nombreuses infidélités de la vie consacrée naît du manque de communion, du manque d’ouverture. Je voudrais faire une requête qui, à la lumière de ces paroles, devient un appel : nous avons vécu de belles journées de communion ici, à Assise, faisons en sorte que cela ne reste pas un épisode isolé, essayons de vivre ensemble le chemin de la Conférence mondiale et toute autre occasion de partage entre nous. Ne nous renfermons-pas sur nous-mêmes pour ne pas courir le danger d’être infidèles.

Cela requiert une vigilance toute particulière afin que vos styles de vie manifestent la richesse, la beauté et la radicalité des conseils évangéliques. Ce sont encore les paroles du Pape, qui nous rappellent la nécessité de la transparence et, comme nous le disions au début, de la fidélité à la pleine consécration et à la pleine sécularité. Être sur une marche en dessous ne serait pas suffisant, nous perdrions notre temps. Le monde a besoin du dévouement de toute notre vie.

C’est ainsi que se termine notre Congrès. Nous avons recueilli des indications précieuses pour le travail de l’Assemblée qui va commencer sous peu mais, surtout, pour nous aider à vivre et à faire montre de ce don extraordinaire qu’est la vie que nous avons reçue.


Note de la CMIS: le texte original est en italien.

 

STATISTIQUES DES INSTITUTS SÉCULIERS

 

INSTITUTS SÉCULIERS

  • 214 reconnus
  • 200 dépendants de la CIVCSVA
  • 4 dépendants de la Congrégation pour les Eglises Orientales

 

TOTAL NUMBER

Droit pontifical Droit diocésain Numero total Numero de membres
Femme 61 119 180 26580 (82,16%)
Hommes laïcs 2 6 8 569 (1,76 %)
Prêtres 8 2 10 3987 (12,32 %)
Avec branches 2 6 8 1216 (3,76 %)
Total 73 137 210 32352 (100 %)

 

 

TYPES DE MEMBRES

 

Femmes laïques
Hommes laïcs
Prêtres
Total
Incorporation définitive En formation Incorporation définitive En formation Incorporation définitive En formation
25682 1713 (6,67 %) 642 134 (20,87 %) 3538 643 (18,17 %) 32352
27395
776
4181

 

NUMERO DE MEMBRES DES INSTITUTS

 

Numero de membres Numero d'instituts
- 10 8
11 a 20 16
21 a 50 52
51 a 100 51
101 a 200 50
201 a 500 21
501 a 1000 6
1001 a 2000 4
2001 - 2

 

Édition imprimée

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